Interdits, tabous, transgressions, censures
C’est un comité scientifique prestigieux qui parraine cette nouvelle revue, consacrée à l’histoire des médias. La recherche en ce domaine est en plein développement, comme en témoignent, par exemple, outre les publications nombreuses, la création de la Société pour l’histoire des médias en 2000 et l’activité du séminaire Temps, médias et société à Sciences Po, rappelle dans son éditorial Christian Delporte. La revue, qui paraîtra deux fois par an, comporte un dossier central, des analyses de recherches en cours, des entretiens, des comptes rendus et signalements.
De la morale sociale en démocratie
Le premier dossier de cette nouvelle revue est consacré à la censure, aux interdits, et l’on n’ose pas dire qu’il est un peu décevant. On ne sait pas très bien en effet, après en avoir lu plusieurs articles, quel est son objet réel. Ce dossier est essentiellement consacré à l’analyse de la représentation des mœurs dans les médias, et c’est ainsi qu’il aurait dû être présenté. Il s’intéresse en fait à la question de la morale sociale dans une démocratie, en prenant exemple sur la place du sexe dans les médias.
Le titre choisi : Interdits, tabous, transgressions, censures ne nous paraît pas judicieux, car il appelle par exemple une présence de l’interdit politique, quasi absent de ce dossier, et surtout une tentative de distinguer ce qui relève de l’exercice normal, même quand il se fait virulent, du débat social, et ce qui relève d’une volonté effective d’interdit. On espère que les éditeurs n’ont pas pêché, pour ce premier numéro, à un tantinet de démagogie, visant à appâter le lecteur par un effet d’annonce.
La plupart des articles analysent les relations des sociétés contemporaines au sexe « immoral ». Beaucoup de ces articles sont des synthèses, dont on apprend peu, car comme toutes les synthèses, ils s’appuient sur des travaux connus des lecteurs de cette revue.
Une certaine absence de point de vue
On regrettera aussi, mais l’affaire est difficile, que, sur de tels sujets, les auteurs avancent sans se situer eux-mêmes dans le débat, et, au nom d’une sociologie ou d’une histoire dite distanciée, ne concluent guère leur propos. Certes, les années 1970, ou plutôt certains écrivains esthétisant leurs pratiques dans leurs livres, ont été permissifs sur la question de la pédophilie, aujourd’hui condamnée violemment. Et alors, qu’en penser ? Pourquoi la liberté sexuelle a-t-elle fait fi de celle des enfants ? Comment a été, à ce moment, pensé le statut de l’enfant, qu’on a inventé libre et consentant au viol de l’adulte ?
Un autre article, de Dominique Carton, raconte très bien l’histoire de l’émission de Ménie Grégoire, de ses hésitations quant à autoriser une totale liberté de parole tant chez les auditrices que chez l’animatrice elle-même. Mais l’article, lui, ne se confronte pas à la question : faut-il « des mots pour le dire », tous les mots pour tout dire ? On sait aujourd’hui que tout dire n’est pas plus libérateur que la parole euphémisée ; il n’est pas sûr en effet que Doc Gynéco soulage davantage les adolescents citadins que ne le faisait Ménie Grégoire à l’égard des femmes de la petite bourgeoisie. Et que penser du titre de cette contribution (« Droit au plaisir et devoir d’orgasme »), qui reprocherait peu ou prou à Ménie Grégoire d’avoir culpabilisé celles de ses auditrices qui n’accédaient pas au plaisir ? Mais pourquoi donc alors appelaient-elles, si ce n’est pour cela ?
La censure d’Internet en France
Ce dossier contient ainsi nombre d’autres études de cas, celle, par exemple, d’Hélène Duccini sur la signalétique télévisée (du carré blanc aux triangles de toutes couleurs), celle de Bruno Bertherat sur la télévision face à la mort de Mesrine.
Au titre des articles argumentés qui mériteraient débat, celui de Meryem Marzouki sur la censure d’Internet en France, qui avance l’idée que les jugements rendus dans les procès concernant des sites augurent « une transformation profonde du droit », ainsi qu’une « modification du processus de production de la norme ». Si on la suit lorsqu’elle affirme que, malgré ses errements et ses erreurs, la procédure judiciaire d’exercice de l’interdit ou de la limite est la moins mauvaise, on ne voit pas en quoi l’émergence de chartes de bonne conduite ou autres codes de bon exercice serait un « droit mou », dangereux. Ces chartes peuvent être, au contraire, révélatrices de la prise en charge de la régulation de l’expression par la société civile, qui ne laisse plus cette tâche ni aux pouvoirs administratifs, ni aux pouvoirs judiciaires.
Les autres rubriques de ce premier Temps des médias ne sont pas moins intéressantes : notamment les deux articles sur les rapports entre éthique et journalisme, de Renaudot à nos jours, ou le signalement et l’analyse des thèses ou des parutions récentes.