Sociologie de la culture
Matthieu Béra
Yvon Lamy
Décidément, l’actualité éditoriale française est florissante ces temps-ci en matière de sociologie de la culture ; on ne s’en plaindra pas. Après les récents comptes rendus des toutes premières synthèses consacrées à la sociologie des publics et à la sociologie de la lecture 1, voici donc une nouvelle case de comblée, et non des moindres, puisqu’il est paru chez Armand Colin en 2003 un manuel tout simplement intitulé : Sociologie de la culture.
Une véritable entreprise de fondation
L’entrée en matière le dit bien : « Il n’existe actuellement aucun ouvrage synthétique qui soit consacré à la sociologie de la culture. » Et de fait, en dehors d’un traitement partiel dans certains manuels généralistes ou d’une prise en charge à part entière du côté de l’anthropologie (« science des cultures »), il était impossible jusqu’à aujourd’hui de faire le tour de la question en un seul ouvrage alors que la sociologie française s’est montrée particulièrement productive sur le sujet. Comme le soulignent les auteurs, la sociologie de la culture peine en France à trouver une place autonome bien distincte de la sociologie des loisirs ou de la sociologie de l’éducation. Cette dernière discipline, sous l’impulsion notamment de Pierre Bourdieu, est ainsi demeurée longtemps la voie d’interprétation royale des faits de culture étant donné le rôle joué par la famille et l’école en matière de socialisation culturelle. Plus qu’un simple manuel, l’ouvrage de Matthieu Béra et Yvon Lamy s’apparente plutôt par conséquent à une véritable entreprise de fondation (à la fois synthèse récapitulative et programme d’action), entreprise dont l’originalité consiste, entre autres, à éviter de commencer par tenter, comme c’est souvent le cas, de définir intrinsèquement la notion de culture (« cosmos de sens », comme le rappelait Max Weber.)
Au contraire de l’esthétique par exemple (« science du beau »), le parti pris des auteurs va consister à emprunter une voie pragmatique qui les amène notamment à partir des « biens de culture » puis à s’intéresser de près à l’ensemble des processus de qualification qui y sont attachés : « Décrire et comprendre comment choses, activités et gens sont qualifiés de “culturels” consiste à analyser le processus et les mécanismes collectifs qui leur confèrent une spécificité et une identité propres, puis à répertorier les différents effets sociaux qui en proviennent dans les sphères politique, économique et symbolique. » À la suite des « biens » suivront dans le même esprit « les pratiques culturelles » (mises à jour par les enquêtes et la statistique publique, elle-même objectivée de manière critique), les « professions culturelles », les « politiques culturelles » et, enfin, trois « paradigmes sociologiques » dominants en matière de réflexion sur la culture (la culture comme marché, comme champ, comme monde ; soit, pour aller vite, Raymonde Moulin, Pierre Bourdieu, Howard Becker.)
Une réflexion enracinée dans la sociologie classique
Cette manière de procéder, sans être radicalement nouvelle (les sociologues s’intéressant à la culture passent parfois par ces étapes), se révèle très efficace pour faire valoir l’intérêt et la spécificité du point de vue sociologique. C’est d’autant plus vrai que les auteurs n’hésitent pas à enraciner et à ressourcer leur réflexion dans la sociologie classique (Durkheim, Weber, Mauss, Halbwachs ainsi qu’une partie de la sociologie américaine).
Ainsi, plutôt que de dessiner un périmètre restreint à la sociologie de la culture, Matthieu Béra et Yvon Lamy n’hésitent pas à embrasser large pour évoquer pêle-mêle : le temps libre, la sociabilité, la culture ouvrière, l’art, l’éducation, la connaissance et les loisirs. Ils ne s’arrêtent d’ailleurs pas en si bon chemin puisqu’ils vont également à plusieurs reprises évoquer l’économie, la religion, le droit et la politique. Ce qui pourrait alors se transformer en une entreprise de dilution de l’objet étudié fonctionne très bien ici : les éclairages sont multiples, assez originaux et complémentaires.
Il reste que, comme souvent avec ce type de manuel condensé, on finit parfois par se demander à quel type de public au juste il peut servir. Les références produites sont peut-être difficiles à digérer, en effet, pour les néophytes qui devront nécessairement se reporter aux œuvres et aux auteurs cités pour clarifier les choses ; les spécialistes ou les lecteurs aguerris pour leur part se trouveront peut-être frustrés du manque de développement de certains chapitres ou de certaines idées et de l’aspect un peu lapidaire de certaines oppositions paradigmatiques (compréhension vs explication ; Bourdieu vs Boudon…). Encore une fois, c’est le genre « manuel universitaire synthétique » qui veut ça !
Que cela n’empêche pas les lecteurs qui seraient tentés par l’aventure de se lancer : l’ouvrage se lit bien, le ton est alerte et les idées portent. Il manque en revanche, à mon sens, dans la galerie des auteurs récents marquants qui se sont penchés sur la question, la figure pour le moins émergente de Bernard Lahire (alors qu’Antoine Hennion ou Nathalie Heinich sont pour leur part évoqués à plusieurs reprises). Est-ce un oubli, un problème de décalage chronologique (le dernier ouvrage de Lahire intitulé La culture des individus n’est paru qu’en 2004), ou une réticence à l’égard de sa démarche qui se situe, pour aller vite, à la charnière du psychologique et du sociologique ? Difficile de se prononcer.
Laissons la parole pour terminer à un auteur classique qui n’est pas vraiment connu en tant que spécialiste de la culture mais que Béra et Lamy ont bien raison de rappeler à notre bon souvenir : Maurice Halbwachs. On verra dans la citation reproduite ici que l’idée formulée est sans doute dépassée (elle date de 1912), mais qu’elle témoigne cependant d’un pragmatisme méthodologique pétri de bon sens. Halbwachs, comme le rappellent Béra et Lamy, expliquait ainsi que la dépense d’éclairage, loin de se réduire à sa fonction manifeste (éclairer), pouvait constituer un symptôme des activités sociales des ménages : « Elle augmente d’une manière sensible à mesure que les populations apprécient mieux les jouissances que peuvent donner, pendant les soirées d’hiver, la lecture, la conversation et les réunions de voisinage. Cet article de dépense est parfois une excellente mesure de la culture intellectuelle et de la sociabilité de chaque famille. » Fiat lux !