Les littératures populaires

Juliette Doury-Bonnet

Dans le cadre de ses ateliers du livre, la Bibliothèque nationale de France proposait le 13 mai dernier le premier volet d’un cycle sur le thème des littératures populaires. L’accent fut mis sur leur évolution au cours des siècles. Grève des transports en commun ou manque d’information, le public était malheureusement peu nombreux dans le petit auditorium. Le romancier François Rivière s’interrogea en préambule sur l’intérêt que certains écrivains – Paul Morand, Jean Cocteau, Jean Giono ou Jean-Paul Sartre – ont accordé à la « littérature de consommation », en particulier au roman policier, « genre qui occupe aujourd’hui le terrain alors que d’autres formes ont été avalées par la télévision ». « Énorme snobisme ? Objet de curiosité ? »

La littérature de colportage

L’exposé de Hans-Jürgen Lüsebrink (université de Sarrebruck) porta sur la littérature de colportage la plus diffusée, les almanachs, apparus dans les régions rhénanes dans le sillage de l’imprimerie au XVe siècle. « Volksbücher », âme d’un peuple, selon une certaine conception romantique et nationale, ces livrets populaires se retrouvaient en fait dans plusieurs langues et plusieurs pays, voire continents. Hans-Jürgen Lüsebrink insista sur « la tension entre l’horizon transculturel et l’ancrage dans une culture locale ». Médias d’information politique et de diffusion des savoirs, moyens d’orientation dans le temps et l’espace, les almanachs, comme le Messager boiteux, eurent une fonction vitale jusqu’au début du XIXe siècle qui les remplaça par le journal, le calendrier de poche et l’encyclopédie. Ils étaient constitués de textes et d’illustrations venus de toutes parts, recyclés et adaptés pour un public populaire, et se caractérisaient par le format in-4o, le nombre de pages et la mauvaise qualité du papier. Leur public était constitué des gens des campagnes, des artisans et des ouvriers des villes. Au XVIIIe siècle, l’influence des Lumières se fit sentir sans toutefois empêcher les superstitions, les conseils pratiques, une conception astrologique du temps.

Lise Andriès (CNRS-université de Lyon II) brossa l’histoire de la Bibliothèque bleue, collection apparue en 1660 à Troyes, bientôt imitée, et diffusée elle aussi par colportage. Sur la question de l’alphabétisation du peuple, elle souligna les importantes disparités entre hommes et femmes, Nord et Sud, villes et campagnes. La lecture des « livres bleus » demeura longtemps orale et communautaire ; « le passage à la lecture silencieuse allait prendre plusieurs siècles ». Environ 450 titres parurent dans la Bibliothèque bleue, avec des milliers de rééditions. Hétérogène et hybride, car venant d’un fonds lettré, la collection mêlait ouvrages religieux (30 %), romans (30 %), livres scolaires, manuels pratiques, astrologie. Les nouveautés y étaient accueillies avec frilosité mais il y eut cependant une évolution au fil du temps. Ainsi, vers 1750, apparurent les contes de fées, les récits de faits divers, etc.

L’avènement de la vitesse

Jean-Yves Mollier (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines) se pencha sur le XIXe siècle, époque de mutation – symbolisée en France par la « Bibliothèque des chemins de fer » de Louis Hachette (1853) – qui vit le triomphe du roman-feuilleton. La période 1850-1870 fut marquée par le changement des circuits de distribution du livre (avec en particulier la mort du colportage) et la standardisation des collections. Les livres bon marché seront les vecteurs idéals de la littérature populaire. On assista à la naissance d’une industrie culturelle, avant le cinéma.

Paul Aron (Université libre de Bruxelles) s’intéressa au « roman prolétarien » dans l’entre-deux-guerres. Il le situa au carrefour d’une série de dynamiques : politique internationale après 1917, démocratisation de l’enseignement, intégration du populaire comme sujet central des œuvres et traitement populaire de la langue. Certains écrivains, comme Céline, mais aussi Ramuz, Queneau ou Aragon, sont alors à la recherche d’une oralité nouvelle 1. « Le style oral marche à fond de train » (Queneau, à propos de Céline).

À fond de train lui aussi, Jacques Migozzi (Université de Limoges) brossa un panorama de la « littérature populaire de grande consommation » entre 1945 et 2000. Dans un contexte de guerre froide et d’admiration pour l’American way of life, « des plumitifs prolixes et polyvalents », véritables « forçats de l’Underwood », fabriquèrent à la chaîne romans policiers et d’espionnage pour les collections créées dans le sillage de la « Série noire » de Gallimard. Jacques Migozzi évoqua la reviviscence du roman sentimental, la révolution du livre de poche, l’explosion de la bande dessinée et du néopolar, le règne des best-sellers et de la vente par correspondance… Les années 1980 furent marquées par une mutation radicale : la télévision devint la reine de l’époque. Roman policier, récit sentimental et roman traditionnel entre histoire et terroir sont les « derniers résistants de la fiction imprimée ». Désormais le distributeur prend le pas sur l’éditeur. « L’avenir de la fiction imprimée de grande consommation se joue en tête de gondole. »

Faire de la littérature ou du roman populaire ?

L’après-midi fut consacrée à une table ronde animée par Gérard Meudal, journaliste au Monde des livres, qui proposa tout d’abord de s’entendre sur les termes, car « populaire » est synonyme de genre particulier ou de large public.

Pour Jean-Bernard Pouy, créateur de la collection « Le Poulpe » aux défuntes éditions Baleine, la littérature populaire « peut et doit être lue par le plus grand nombre. Elle contient tous les genres », citant en exemple Philip Roth et la littérature populaire américaine, facile à lire, sans code prédominant, qui propose une narration où « chacun cherche ce qu’il a à chercher ».

Marion Mazauric exposa avec enthousiasme le projet des éditions Au diable Vauvert, créées en 2000 pour prendre en compte l’influence des « pop cultures » (musique, cinéma, bande dessinée…), accueillir la langue réellement parlée dans la rue et les nouvelles formes de l’écrit (argots, Internet, rap…).

S’abritant derrière Victor Hugo, auteur populaire par excellence, Régine Deforges récusa le mot de Jean-Jacques Pauvert : « Au-delà de 3 000 exemplaires, il y a malentendu. » Selon elle, le public et le libraire ont le dernier mot.

Patrick Raynal, directeur de la « Série noire », rappela qu’avec le Nouveau roman, s’était répandue l’idée qu’on ne pouvait plus raconter d’histoires. « La fiction devenait un genre pour imbéciles. »

Tous les intervenants s’accordèrent sur le mépris dont les genres populaires sont victimes, de la part des éditeurs, des critiques et même du public qui l’intériorise. Marion Mazauric souligna la difficulté qu’elle rencontre pour faire lire par la critique les auteurs qu’elle publie : « Injustice terrible ! », s’exclama-t-elle, pour des auteurs définitivement enfermés dans le ghetto d’un genre. D’où l’importance du bouche à oreille, qui fit le succès de Régine Deforges, et du « réseau d’amateurs très puissant qui intéresse aussi les bibliothèques, les salons, etc. », comme le fit remarquer Jean-Bernard Pouy.

Gérard Meudal proposa de fixer la frontière de la littérature à la notion d’auteur, absente de séries calibrées type « Harlequin ».

À suivre le 2 décembre…

  1. (retour)↑  Cf. Jérôme Meizoz, L’âge du roman parlant : 1919-1939, Droz, 2001.