Censure et culture
Anne-Marie Bertrand
L’université Montesquieu (Bordeaux IV) avait eu la bonne idée d’organiser les 29 et 30 avril derniers, en partenariat avec Médiaquitaine, ce colloque « Censure et culture », sujet toujours d’actualité et toujours à (ré)interroger. D’un programme très dense, je retiens quelques idées-forces. La publication des actes du colloque rendra justice à l’intérêt d’autres interventions que je n’aurais pas évoquées ici.
Un concept flou
Dès l’ouverture du colloque, Nathalie Heinich (CNRS) soulignait que le mot « censure » est utilisé « de façon extrêmement large, voire abusive ». La censure au sens strict serait « l’interdiction prononcée par des autorités publiques » et, aujourd’hui, serait largement complétée d’interventions privées, associatives (pour demander l’interdiction de Rose Bonbon), religieuses (la fatwa contre Salman Rushdie) ou individuelles (Jean-Marie Le Pen contre Le procès de Jean-Marie Le Pen, de Mathieu Lindon, ou le mari de Camille Laurens contre L’Amour, roman).
La signalétique des œuvres de fiction à la télévision (le logo indiquant à quel âge elles sont destinées) est-elle une censure ? Jean-Matthieu Méon (université Strasbourg III) analysait plutôt l’interaction entre les chaînes et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en terme de « régulation » : la faible visibilité des procédures, le caractère consultatif du dispositif (le logo n’est qu’un conseil) expliquent que cette « régulation » soit acceptée par les contrôleurs comme par les contrôlés – cette intériorisation de la contrainte, disait-il cependant, est « une euphémisation de la censure ».
À propos d’un projet urbain de Jean-Pierre Raynaud, finalement non réalisé, Hervé Legros (Frac d’Aquitaine) évoquait une « censure silencieuse » : le projet a été accepté par les décideurs mais le permis de construire n’a pas été accordé – ce que savaient les décideurs, suggère Hervé Legros, qui ont donc fait l’économie de s’ériger en censeurs.
Finalement, c’est Marie-Claire Ricome (IUT Bordeaux III) qui posa la bonne question : « Est-ce que tout empêchement relève de la censure ? »
La tolérance à la censure
Autre bonne question : est-ce que la morale, aujourd’hui, est du côté des censeurs ou des censurés ? Nathalie Heinich y répondait sans ambages qu’un « renversement axiologique » s’est opéré : « Ce ne sont plus les censeurs qui incarnent la légitimité mais ceux qui protestent contre la censure. » Il y a une délégitimation de la censure : l’intolérance s’exerce aujourd’hui non contre les transgressions, mais contre la censure. L’autonomisation de l’art contemporain, « l’exception artistique » (dont elle voit une manifestation éclatante dans l’affaire Battisti, soutenu comme écrivain) fondent les protestations nombreuses, médiatisées, organisées contre la censure. La doxa, née de l’héritage foucaldien, dit clairement que « tous les pouvoirs sont maléfiques » et que « la censure, c’est le mal ».
Analysant l’ouvrage Censorship : A World Encyclopedia (2001), Jean-Christophe Abramovici proteste contre cette doxa intériorisée dans les pays anglo-saxons sans aucune distance, dit-il. Il dénonce une position « gratifiante », maximaliste et confuse, qui amalgame toutes les formes de censure (ainsi les lois anti-racistes ou anti-négationnistes), appelle de ses vœux la « mort rêvée de la censure » et livre un discours finalement bien pauvre : « Il n’y a plus rien d’autre à en dire que de la recenser et la dénoncer. »
Intervenant sur la censure en bibliothèque, j’ai tenté de montrer que la censure contemporaine était à la fois bien réelle, même si peu visible à l’exception notable des municipalités du Front national, bien tolérée et qu’elle se compliquait de phénomènes d’autocensure.
Quelques éléments de complexité
Plusieurs intervenants ont mis en avant la relativité contextuelle de la censure : ce qui choquait et était interdit à une époque peut changer de statut aujourd’hui (le cinéaste Yves Boisset citait ainsi Le Blé en herbe, 1954) ; le chemin inverse est également possible : Tintin au Congo apparaît maintenant radicalement raciste, les univers pédophiles de Tony Duvert et Hervé Guibert, dit Jean-Christophe Abramovici, seraient aujourd’hui condamnés. Relativité non seulement temporelle, mais aussi géographique, c’est-à-dire culturelle : « Ce qui peut choquer en Iran n’est pas ce qui peut choquer à Bordeaux », dit-il encore.
Un autre aspect a été évoqué, sans doute trop brièvement : la censure économique. Ont ainsi été cités des films qui ne se faisaient pas (ou étaient coupés pour passer à la télé – il paraît qu’on appelle cette activité « softer », rendre soft) et des livres qui n’étaient pas publiés pour des raisons économiques, mais aussi juridiques (« La censure s’exerce dans le silence des maisons d’édition », résume Jean-Christophe Abramovici). On aurait pu aussi traiter plus largement de la censure que les tribunaux prononcent de fait, sous couvert de condamner à des dommages et intérêts – le Syndicat national de l’édition a publié récemment un livre blanc, Justice et édition, sur cette question. « La censure de l’argent », dit Yves Boisset, « est extrêmement efficace » : il est bien placé pour le dire, lui à qui l’on refuse régulièrement tout financement public (avance sur recettes et coproduction des télévisions). « Il est impossible d’aborder tout sujet qui met en cause une institution » : c’est la fin du cinéma engagé, souligne-t-il, que les écoles de cinéma accusent de « dévoyer l’art ».
C’est ainsi que la boucle se ferme, de « l’exception artistique » (les artistes ont-il tous les droits ?) à « l’obligation artistique » : seul ce registre esthétique mettrait à l’abri de la censure qui, sous des formes euphémisées (le politiquement correct) ou violentes (la censure économique), serait loin d’avoir disparu.