Le livre dans tous les sens
L'accueil des personnes sourdes en bibliothèque
Sylvie Hamzaoui
Depuis trois ans déjà, l’ABF Champagne-Ardenne et l’agence de coopération Interbibly ont uni leurs efforts pour développer un programme de journées d’étude et de sensibilisation à l’accueil en bibliothèque des publics empêchés.
La première manifestation, en octobre 2000, avait pour thème l’accueil des enfants non-voyants et malvoyants et avait réuni à Reims de nombreux spécialistes, auteurs, illustrateurs, éditeurs. Elle avait permis de mesurer tout ce qu’il y avait à faire pour améliorer, voire inventer l’accueil des personnes empêchées. D’où la décision de continuer ces journées d’étude en s’attachant à chaque fois à une forme de handicap différent.
Dans la société, certains handicaps sont liés à l’âge, à la maladie ou à des accidents, d’autres à la naissance. Les personnes qui en souffrent sont toujours plus nombreuses. Les bibliothèques les prennent rarement en compte, soit que les bâtiments ne soient pas adaptés, soit que le personnel ne soit pas formé, soit encore qu’il n’ait pas même conscience du problème. Ceci est manifestement le cas des sourds : naturellement, rien ne s’oppose physiquement à ce que ces derniers fréquentent une bibliothèque. Point n’est besoin de rampe d’accès, de bouton d’ascenseur en relief, et pourtant…
Le problème de la surdité touche beaucoup plus de personnes que la cécité. Des études ont alerté les bibliothécaires sur l’illettrisme chez les sourds. La journée d’étude organisée en octobre 2003 à la Bibliothèque de Dunkerque 1 avait fini de nous convaincre de l’urgence de se pencher sur les besoins de ce public. Mais, en dépit de cette prise de conscience, il est vite apparu que nous avions complètement méconnu et sous-estimé le problème.
Le bilinguisme des sourds
Une journée spécifique sur l’accueil des personnes sourdes en bibliothèque a été organisée le 16 février 2004 à la Médiathèque Cathédrale de Reims. Qu’a-t-elle révélé et apporté ? Tout d’abord que les sourds n’étaient pas des Français parlant naturellement le français sans l’entendre, mais des « bilingues » pour lesquels le français est une langue étrangère. De plus, cette langue française qui a dû être apprise sans le concours de l’oreille n’est pas bien maîtrisée. Depuis le congrès de Milan en 1881 et jusqu’à très récemment 2, les sourds ont été empêchés d’apprendre la langue des signes française (LSF) pour satisfaire à une théorie sur l’oralisme privilégiant la lecture sur les lèvres.
Les ravages de cette méthode oraliste semblent importants puisqu’elle empêche les enfants en bas âge de structurer leur univers par l’apprentissage du langage. En effet, ils sont trop jeunes pour pouvoir « oraliser » et leurs parents ne connaissent pas tous la LSF.
Marie-Thérèse L’Huillier, rédactrice en chef de L’œil et la main sur France 5 et sourde elle-même, nous a fait découvrir ces problèmes. Elle a évoqué sa difficulté à entrer dans le monde de la lecture et son ravissement quand elle y est arrivée. Si elle a réussi à « plonger » dans le monde de l’écrit, elle avoue qu’elle a eu la chance d’apprendre la LSF très jeune et qu’elle s’est beaucoup accrochée.
Elle a insisté sur la nécessité pour les enfants sourds d’avoir accès à tout ce qu’ont les enfants entendants (accès aux contes, à l’univers de la lecture) pour découvrir, élargir leurs horizons, rêver. Elle a expliqué comment lire un livre à un enfant sourd ou lui raconter un conte. Pour ces enfants qui manquent de contacts avec la famille, l’école, les médias, il en va de leur construction identitaire.
Le milieu des sourds est souvent pauvre culturellement : ils manquent d’échanges affectifs, les limites sont contraignantes et ils ont peu d’autonomie. Ils sont souvent mal informés puisque les médias leur sont inaccessibles et l’accès à la lecture difficile puisqu’ils ne comprennent pas ou mal le français.
Il faudrait remédier à cela en permettant aux sourds d’apprendre véritablement le français par des méthodes adaptées en tenant compte du fait qu’il ne peut y avoir l’apport et le contrôle de l’oreille et que par ailleurs la grammaire de la LSF est très différente de celle du français.
Cependant tout Français doit pouvoir librement exercer ses droits et être citoyen, accéder à la culture et à l’information. Le rapport de Dominique Gillot, secrétaire d’État à la Santé et aux Handicapés, avec ses 115 propositions, pourrait être la ligne conductrice d’une action en faveur des personnes sourdes qui refusent de se sentir handicapées et qui ont une véritable langue maternelle avec la LSF.
Sophie Manceaux et Manuella Plotek, formatrices en langue des signes à l’association Des gestes pour se comprendre, ont expliqué comment on pouvait apprendre la langue des signes et même devenir formateur en ce domaine. Cela implique des contraintes : financières mais aussi en matière de déplacement, puisque peu de centres de formation existent. Elles ont souligné la durée et la difficulté de l’apprentissage pour atteindre un niveau d’excellence dans cette langue.
Leur témoignage, conforté par la présence d’un public sourd important, a permis de faire toucher du doigt la nécessité de repenser complètement les rapports avec les personnes sourdes, puisque l’on n’a pas en face de soi un « francophone » qui n’entend pas, mais un Français qui parle une langue étrangère et étrange.
Témoignages
Catherine Prabel (Bibliothèque municipale de Mâcon) a raconté son parcours pour s’insérer dans une profession où les modalités de recrutement ne privilégient pas spécialement les personnes sourdes et comment une bibliothèque pouvait être un lieu d’intégration profitable à tous (personnel sourd ou entendant, usagers,…).
De l’expérience de Kathy Sawa à la Bibliothèque de Dunkerque ressort la grande avance que cet établissement possède parmi les bibliothèques françaises : devenu un modèle pour chacun, il témoigne de la compétence nécessaire pour améliorer l’accueil des personnes sourdes.
Richard Dalla Rosa, écrivain, et Olivier Schetrit, comédien et conteur, ont, pour leur part, voulu prouver que la littérature était parfaitement adaptable à tout public puisqu’à haute voix et en langue des signes ils ont magnifiquement adapté un texte. Cette présentation a montré comment le dialogue entre les deux langues et entre l’auteur et le conteur pouvait s’instaurer, comment le conteur pouvait avoir sa part d’interprétation de l’œuvre et combien la littérature pouvait être un langage commun.
Le public sourd, très présent dans la salle, est très demandeur, désireux de s’ouvrir et de voir s’ouvrir les portes des bibliothèques. Il a paru aussi très concerné par son histoire et sa langue, par le désir de les faire mieux connaître et de se faire mieux connaître. Le sentiment d’être ignoré dans sa culture est manifeste et le besoin de reconnaissance aussi. Les bibliothécaires et les participants intéressés par l’accueil des publics se sont sentis interpellés par un public dont ils ne soupçonnaient ni les demandes ni les besoins.
La nécessité de journées d’étude, de formation complémentaire, de mise en œuvre de projets est plus évidente que jamais. L’ABF Champagne-Ardenne et Interbibly s’y sont engagés avec détermination.