La bibliothèque face aux mutations de la chaîne du livre
Annie Le Saux
Plusieurs des auteurs du dernier ouvrage de la collection Bibliothèques, Les bibliothèques dans la chaîne du livre, publié par les éditions du Cercle de la librairie, se sont réunis, au Salon du livre de Paris, lors d’une table ronde animée par Martine Poulain, directrice de la collection.
Emmanuèle Payen (Bibliothèque publique d’information), coordinatrice de l’ouvrage, en a résumé les grands axes en insistant sur la conscience que doivent avoir les bibliothécaires de ne pas être que de simples témoins des bouleversements qui touchent la filière du livre, mais bien des acteurs à part entière.
La diffusion et la distribution
Au centre de cette chaîne, qui relie les auteurs et les éditeurs aux libraires et aux bibliothécaires 1, on trouve une fonction, qui s’est amplifiée ces dernières années, celle d’intermédiation, occupée par la diffusion et surtout la distribution. Se référant à l’actualité encore proche – la non-reprise d’Éditis par Lagardère sur injonction européenne face au risque d’une position par trop dominante – François Rouet (Département des études du ministère de la Culture) s’est intéressé à l’évolution rapide de ce secteur et à son importance stratégique. Devenus des filiales individualisées et autonomisées de maisons d’édition, ce qui n’était pas le cas il y a une trentaine d’années, les organes de diffusion-distribution occupent une place prépondérante, mais rendue de plus en plus inconfortable par l’augmentation constante du nombre de titres et, de ce fait, par l’impossibilité d’en avoir une connaissance précise. Cet « homme caoutchouc » qu’est le distributeur est à la fois l’interlocuteur privilégié du libraire et la « pierre de touche de la réussite éditoriale ». Dans cette recomposition du paysage éditorial, l’enjeu déterminant de la distribution amène François Rouet à poser, en conclusion, sous forme d’une boutade pas si anodine que cela, la question suivante : « On affirme que l’édition possède la diffusion-distribution, ne serait-ce pas la diffusion-distribution qui possède l’édition ? »
Les bibliothèques et l’édition indépendante
La distribution est l’un des problèmes auxquels est confrontée l’édition indépendante. S’y ajoute la difficulté qu’ont les libraires à garder longtemps en stock leurs ouvrages, au préjudice de ceux qui ont besoin de temps pour trouver un public. Confrontés aux grands groupes éditoriaux, dont la politique éditoriale est synonyme de politique de marché, les petits éditeurs indépendants fourmillent cependant. Certains – pas tous, précise Jean-Claude Utard (Direction des affaires culturelles de Paris) – sont souvent à l’origine de la découverte de nouveaux auteurs, et effectuent un travail réel dans le domaine de la création. Jean-Claude Utard, pour qui « concentration ne rime pas avec création », voit dans la défense d’une offre éditoriale diversifiée une des justifications du travail du bibliothécaire, tout en ayant conscience que la survie des petites éditions ne dépend pas uniquement des achats des bibliothèques. Cela fait partie du travail des bibliothécaires que de faire des recherches sur toute la production éditoriale et de la veille sur l’apparition de nouveaux éditeurs, même s’il est vrai qu’il n’est pas si simple de s’y retrouver dans cette abondance d’éditeurs 2. Jean-Claude Utard reste persuadé que « les politiques publiques ont une responsabilité dans la vie culturelle, [et qu’] elles doivent donc tout faire pour permettre à de petits éditeurs de rencontrer un public qui n’est pas immédiat ».
Cette place que les bibliothèques occupent dans l’économie du livre est un sujet relativement récent puisqu’il n’est apparu que vers les années 1980. Claudine Belayche (Bibliothèque municipale d’Angers) a brossé un tableau éloquent de bibliothèques « inspiratrices des auteurs et des éditeurs », source de « gisements » à exploiter. D’où l’intérêt, pour elles, d’acquérir intelligemment des livres. Pour les auteurs, affirme-t-elle encore, figurer dans le catalogue d’une bibliothèque, « c’est être sûr de trouver un lecteur ». C’est même « une promotion mondiale » depuis que les catalogues sont sur le web. Son seul regret a été de ne pouvoir disposer de chiffres fiables et réguliers sur les acquisitions des bibliothèques, sauf en ce qui concerne les bibliothèques départementales de prêt 3.
Il est un domaine où les bibliothèques n’ont guère de souci de choix, celui de l’édition numérique française dont l’offre est encore faible. Isabelle Bastian-Dupleix (Bibliothèque publique d’information) y voit trois causes possibles : l’échec des e-books, la peur du piratage comme pour la musique, ou le coût de la numérisation, qui, contrairement à une idée reçue, est élevé 4.
Enjeux et perspectives
Outre les réflexions sur les questions économiques développées lors de la table ronde, l’ouvrage dresse un panorama de la chaîne du livre depuis l’auteur contemporain (Nathalie Heinich) jusqu’au lecteur en bibliothèque (Christophe Evans), en passant par les bibliothèques éditrices (Philippe Hoch). Chacun des domaines du livre est évalué à l’aune des nouveaux supports. Les grands débats de ces dernières années figurent en bonne place, parmi lesquels les pratiques culturelles des Français et la fréquentation des bibliothèques (« L’augmentation générale des entrées ne signifie nullement une diversification du public ni, en aucun cas, une démocratisation de la culture », met en garde Jean-François Hersent) ; le droit de prêt et la protection du droit d’auteur, problématique à laquelle Yves Alix ne peut répondre que par une interrogation réitérée aux pouvoirs publics : « Quel espace entendent-ils donner aux bibliothèques, qui assure à la fois le respect des droits des créateurs et l’accès de tous à la création ? »
Un ouvrage, dont les réflexions devraient participer à un « apprivoisement réciproque » (Emmanuèle Payen). C’est du moins l’un de ses objectifs, avec celui d’inciter les bibliothécaires à ne plus être spectateurs. « Nous sommes entrés dans le spectacle », écrit Bernard Huchet, qui ne manque pas d’ajouter… « Et nous ne savons même pas s’il demeure un public dans la salle. »