L'europe des bibliothécaires
Quelles formations, quels métiers ?
Christophe Pavlidès
Dans le cadre du Salon du livre de Paris, l’organisation d’une table ronde abordant les situations étrangères n’est pas une nouveauté pour l’Enssib. En revanche, la nouveauté cette année, soulignée par François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’école, était de prendre comme thème l’Europe des bibliothécaires dans une perspective comparatiste appuyée sur l’expérience de plusieurs pays. Une double raison à cela : l’importance de plus en plus nette de la dimension européenne dans nos métiers, mais aussi et bien sûr le processus d’harmonisation européenne des diplômes, fondée sur le schéma LMD (licence, master, doctorat) qui bouscule quelque peu les habitudes de recrutement dans la haute fonction publique française (concours, formation, recrutement automatique). Il semblait donc tout à fait judicieux de se pencher sur les situations de trois de nos voisins.
La situation en Belgique et en Italie
La première invitée en ce 22 mars 2004, Josiane Roelants Abraham, a été une des fondatrices de l’école Infodoc au sein de l’Université libre de Bruxelles (ULB), amorcée dès les années 1970 et unique en Belgique car interfacultaire et ouverte seulement à partir du 2e cycle (après la licence). Si cette formation participe à Erasmus, la sédentarité des étudiants reste très forte : tout juste note-t-on, ce qui n’est pas rien, la mobilité entre les deux communautés néerlandophone et francophone. Pour Josiane Roelants, le processus d’harmonisation européenne des diplômes peut présenter le danger d’une « uniformisation basse » des formations. Actuellement, le recrutement des bibliothécaires en Belgique se partage entre écoles techniques qui forment les « non-dirigeants », et formations universitaires pour les cadres, soit à l’ULB, soit à Liège, soit de façon interuniversitaire chez les néerlandophones.
La situation italienne, décrite par Lorenzo Baldacchini, de l’Université de Bologne (Faculté de Ravenne), présente des disparités qui ne sont pas sans rapport avec l’histoire du pays (clivage Nord/Sud, etc.). Depuis 1991, beaucoup d’universités attribuent la « laurea » (licence) sur les biens culturels créée en 1979, et qui compte des mentions archivistique et bibliothéconomie. Le débat est vif sur les contenus : sur 180 crédits, les matières bibliothéconomiques représentent moins de 30 %, au profit de cours jugés trop liés aux études littéraires et historiques.
En Grande-Bretagne
La contribution de Kristian Jensen est à certains égards la plus européenne de cette table ronde : alors que les deux premiers orateurs exposaient la situation d’un seul pays, Kristian Jensen présente la particularité d’être chef du département des imprimés de la British Library en étant – et en demeurant – de nationalité danoise ; il prend soin en outre de préciser qu’il n’a aucun diplôme de bibliothécaire, ni danois ni britannique. En fait le recrutement en Grande-Bretagne (qui, contrairement à la France jusqu’à ce jour, n’a pas « verrouillé » le recrutement supérieur au profit des nationaux) est fondé sur la liberté de chaque établissement. L’association des professionnels en bibliothèque et documentation, le Cilip 1 (Chartered Institute of Library and Information Professionals), auquel adhèrent beaucoup de bibliothécaires, propose un marché d’offres d’emploi ; mais les établissements ne sont même pas obligés de passer par le Cilip pour recruter, et privilégient très souvent l’expérience sur la formation. C’est une politique volontariste de non-discrimination entre Britanniques et non-Britanniques qui est menée, mais le principal obstacle à une véritable ouverture de ce marché de l’emploi est évidemment la langue. Les postes de direction sont ainsi ouverts aux non-professionnels (un seul bibliothécaire sur les cinq directeurs de la British Library), mais également, de plus en plus, les postes plus traditionnels.
Cette politique clairement libérale a un revers évident, qui est le déclin des écoles de bibliothécaires en Grande-Bretagne, et le renoncement aux filières les moins demandées (manuscrits, etc.). Pour autant, et non sans provocation devant un public français peu acquis à un tel discours, Kristian Jensen reste convaincu que les avantages l’emportent sur les inconvénients, l’un des principaux avantages étant précisément cette réelle ouverture européenne. Non sans malice, François Dupuigrenet Desroussilles note que beaucoup de collectivités territoriales mais aussi d’universités rêvent d’un tel système pour recruter les dirigeants de leurs bibliothèques, mais pour rappeler aussitôt que la responsabilité publique est, aussi, d’assurer les fonctions et formations que le marché ne fournit pas, et notamment les fonctions patrimoniales.
Quelle serait la possibilité d’une véritable formation européenne pour les apprentis bibliothécaires ? Josiane Roelants reconnaît que les crédits du système LMD sont une sorte de « caisse d’épargne » de l’étudiant qui doit, en effet, faciliter sa mobilité ; mais en Belgique comme au Royaume-Uni, le diplôme de bibliothécaire est aujourd’hui surtout un plus pour un candidat, et non un sésame universel. En Italie, où les étudiants sont plutôt sédentaires et s’orientent tardivement vers les bibliothèques, le principal problème, selon Lorenzo Baldacchini, vient du manque de reconnaissance des masters. Pour l’Angleterre, le principal obstacle à la mobilité est le manque d’étudiants parlant d’autres langues que l’anglais. Pour Josiane Roelants, le développement des formations à distance est un bon révélateur des différences entre pays, et souligne le risque de disparition du métier au profit des ingénieurs et des managers : « Il faut défendre le terme, fort, de bibliothécaire. »
En conclusion, et après un débat animé et riche, le directeur de l’Enssib ne peut que souligner l’imbrication toujours plus forte entre formation initiale et continue, dont la différence tend à s’estomper, l’expérience et la formation initiale avant école étant prises en compte par une formation continue « omnivore ».