Les étudiants et le travail universitaire
étude sociologique
Mathias Millet
L’ouvrage de Mathias Millet, issu d’une thèse de sociologie soutenue à l’université Lyon II en 2000, est consacré au rapport des étudiants au travail universitaire. Venant après les études de Bourdieu, Passeron, Lahire et Coulon, il s’inscrit dans une perspective épistémologique visant à lier sociologie de l’éducation et sociologie des savoirs. La première, qui étudie les rapports aux savoirs en fonction des inégalités de parcours et d’origine sociale, est articulée à la sociologie des savoirs qui associe les pratiques et logiques d’apprentissage à l’analyse des savoirs objets d’appropriation. L’originalité de cette approche consiste ainsi à se centrer sur les réalités intellectuelles universitaires quotidiennes et les logiques socialisatrices des matrices disciplinaires fréquentées.
Dans cette étude, ce sont les pratiques du travail universitaire des étudiants de médecine et de sociologie de troisième année qui sont étudiées au travers des variations induites par les spécificités sociocognitives de chacune de ces filières et de leur empreinte sur le processus d’apprentissage. Ce travail s’appuie sur le dépouillement systématique de soixante entretiens approfondis menés égalitairement avec des étudiants de médecine et sociologie des universités lyonnaises.
Écarts socioculturels et filtrage disciplinaire
Préalablement à l’exposé de sa thèse sur l’empreinte déterminante donnée au travail universitaire par la matrice disciplinaire, Mathias Millet souligne les écarts socioculturels actifs à l’entrée de l’université ainsi que les effets du filtrage disciplinaire. Il n’est pas inutile de rappeler que les enfants de cadres et de professions intellectuelles supérieures sont trois fois plus nombreux dans les effectifs étudiants que la part que ces catégories représentent dans la population active (32 % contre 10 %), alors que les enfants d’ouvriers sont nettement moins représentés (17 % contre 28 % de la population active). La distribution de ces populations au sein de l’enseignement supérieur est elle aussi éloquente : les enfants d’ouvriers représentent 30 % des effectifs de sections de techniciens supérieurs (STS) mais 11 % seulement des étudiants de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) et 10 % des étudiants de médecine. Quant aux premiers, ils forment près de 50 % des effectifs des CPGE et 49 % de ceux de médecine, les deux cursus les plus « bourgeois » dans le recrutement.
À ce phénomène, se superpose celui du capital scolaire : les étudiants de médecine proviennent à 90 % des séries C et D, ceux des sciences humaines et sociales (SHS) à 57 % des séries A et B. Ces données joueront un rôle important : l’inégale dispersion disciplinaire accentue la variation intra-disciplinaire par rapport au travail universitaire, disparité fortement constatée en sociologie, alors que la sélection homogénéise les populations et les aptitudes et produit une stabilité beaucoup plus marquée des pratiques, comme on le constatera en médecine. Le décor planté, le reste de l’étude déploie l’implacable dichotomie que les deux cursus, du reste fort typés l’un et l’autre, vont générer vis-à-vis des pratiques du travail universitaire. Entre l’univers du flou (la sociologie) et le monde structuré-structurant de la médecine, les points communs sont faibles.
Dès l’entrée dans l’enseignement supérieur, les clivages consécutifs au filtrage sont francs : les étudiants en médecine sont là par choix : pour 90 %, il s’agit d’un premier choix et pour le reste d’un deuxième choix « haut de gamme » après un échec à l’entrée en CGPE. Pour les étudiants en sociologie, on est en présence d’un deuxième, voire d’un troisième choix. Pour la suite du cursus et la motivation, la perspective d’un métier déjà bien tangible en troisième année de médecine instaure pour ces étudiants un rapport évident et homogène à l’avenir qui contraste crûment avec l’avenir flou, l’absence de projet ou l’horizon borné d’une grande partie des étudiants de sociologie.
Des statuts épistémologiques différents
Dans ce contexte, les matrices disciplinaires achèvent de donner à ces différences un caractère tranché. Mathias Millet souligne la différence de statut épistémologique des deux disciplines : la médecine, définie ici comme théorie pratique à mi-chemin entre art et science, est aussi une technique située au carrefour d’un ensemble de sciences et de techniques diversifiées. Elle est caractérisée par un corpus de connaissances donné, fait de lois biologiques, physiologiques, chimiques ainsi que de protocoles expérimentaux et de tableaux cliniques qui s’offrent à l’étudiant comme un savoir à comprendre et à maîtriser.
La sociologie, en regard, n’offre pas tant de repères : dépourvue de paradigme unique, elle ne forme pas un champ de pratiques et de connaissances unifié mais plutôt un ensemble diversifié de ressources théoriques, méthodologiques et empiriques. Science empirique et historique de l’interprétation, la sociologie représente pour l’étudiant un savoir incertain en cours de construction. Toutes les modalités du travail universitaire décrites par Millet vont s’enrouler autour de ces statuts épistémologiques différents.
L’importance du cours, massive en médecine, détourne l’étudiant des lectures et de la recherche documentaire personnelle qui lui sont déconseillées car le détournant du but : la maîtrise d’un savoir balisé et, à cette étape, fort stable. Cependant, malgré le déni affiché, les étudiants de médecine ont recours à l’ouvrage imprimé de manière régulière : pour du feuilletage, une vérification, la consultation de radios. Cette approche très utilitariste favorise les lectures pointues rapides et efficaces et l’utilisation des index, table des matières et sommaires.
La religion du cours et le rythme intensif du processus d’apprentissage ordonnent les activités de l’étudiant et son temps. Corpus très structuré et habitudes de travail structurantes contraignent à acquérir l’efficacité maximale : maîtrise des méthodes, rigueur, travail régulier et sérieux assurent à l’étudiant une progression dont il perçoit les effets. Les systèmes d’évaluation sont aussi sans surprise : bien balisés, codifiés et techniques, les QCM, QROC (questions rédactionnelles ouvertes courtes) composent une batterie de tests que l’étudiant apprend à maîtriser dans un objectif de rapidité et de conformité.
Les pratiques de travail universitaire des étudiants de sociologie sont fort éloignées de ce bachotage intensif et méthodique. L’anomie temporelle résultant du faible nombre d’heures de cours, le flou des pratiques, l’absence de programmes bien définis, le caractère peu codifié des exercices constituent autant de difficultés pour l’étudiant en sociologie. Le faible volume de travail personnel exigé n’arrange pas les affaires de ces étudiants moins polarisés sur les enjeux scolaires, plus prompts à diversifier leurs centres d’intérêt, adoptant souvent des pratiques de travail personnel hachées et discontinues.
Les pratiques de lecture constituent un clivage pour les étudiants entre ceux qui se perdront dans des lectures disparates et rarement complètes d’ouvrages et ceux possédant un projet à long terme et visant à se constituer un capital d’érudition.
Mathias Millet voit dans cet état de fait les dégâts d’une vision romantique des sciences humaines de laquelle le travail intellectuel et ses techniques sont expulsés et présentés comme un exercice de style inaccessible au profane. La distanciation enseignant-étudiant jusque dans les locaux (des amphithéâtres géants) est aussi aggravée par le peu de poids représenté par l’enseignement dans la carrière d’un enseignant-chercheur.
Cette étude fort intéressante à bien des égards appelle quelques interrogations. La caractérisation de la médecine comme savoir et cursus stables et balisés, finalement très proche d’un savoir artisanal constitué et peu évolutif, ne rend pas compte de l’impact de la recherche sur son évolution. Par ailleurs, le caractère très typé des deux matrices disciplinaires retenues favorise la thèse de la puissance informatrice des formes du travail universitaire qu’elles engendrent. Souhaitons que ce type d’étude prenne pour objet d’autres disciplines à la fois variées et voisines pour enrichir cet outil de compréhension de la réalité du travail étudiant. À cet égard, une analyse comparée des pratiques en SHS et en sciences dites dures, dont les débouchés professionnels sont souvent aussi peu manifestes et structurants, serait particulièrement intéressante.