Livre blanc. Justice et édition

plaidoyer pour une justice adaptée

par Yves Alix
avant-propos de Serge Eyrolles. Paris : Syndicat national de l’édition, 2003. – 90 p. ; 20 cm. ISBN 2-909577-43-5

Signe parmi d’autres de la « judiciarisation » croissante de nos sociétés (et, s’agissant de la création artistique, d’une inquiétante crispation morale), l’édition subit, comme d’autres professions, une pression croissante des juges et se trouve aujourd’hui menacée d’être empêchée de faire librement son métier. Les nombreuses affaires qui ont défrayé la chronique ces dernières années, telles que les procès à répétition contre le livre d’Antoine Gaudino, La mafia des tribunaux de commerce, l’interdiction du Grand secret du docteur Gubler, la condamnation pour diffamation de la Lettre ouverte aux gardiens du mensonge de Thierry Pfister, les poursuites contre Léo Scheer pour le livre de Louis Skorecki Il entrerait dans la légende, pour ne citer que ces exemples largement commentés dans la presse 1, témoignent avec éloquence de cette évolution. Pour réagir, le Syndicat national de l’édition a pris l’initiative d’un livre blanc, destiné à « alerter les magistrats, mais aussi la presse, les milieux politiques et le public sur la nature et les effets » du recours croissant au juge en matière éditoriale.

Les conséquences économiques

Les effets ? Ils sont d’abord économiques. Les lourdes condamnations pécuniaires, les astreintes multiples, les décisions conduisant à l’interruption forcée de l’exploitation d’un titre, sont des armes redoutables. Les juges qui prononcent de telles peines sont-ils conscients qu’elles peuvent menacer jusqu’à l’existence de beaucoup de maisons d’édition, dont l’équilibre économique, comme chacun sait, est extrêmement fragile ? Dans un plaidoyer à la fois précis et mesuré – le rôle des magistrats et le fonctionnement de la justice, en l’espèce, ne sont pas mis en cause –, les auteurs du livre font valoir la nécessité de proportionner les peines au préjudice subi par les plaignants, en particulier, dans les affaires jugées au civil, pour le calcul des dommages et intérêts. Revenir à cette règle d’appréciation ne serait après tout, comme ils le soulignent, que respecter un principe de base de la responsabilité civile.

Les auteurs soulignent aussi le caractère inadapté de beaucoup de peines, dans un secteur comme celui de l’édition : apposer un autocollant, insérer un correctif, modifier tous les exemplaires d’un tirage, alors que le livre est déjà chez les libraires, sont des opérations coûteuses. De surcroît, leur exécution même scrupuleuse ne garantit pas l’éditeur contre de nouvelles infractions, dès lors que le livre vendu ne lui appartient plus et qu’il n’a donc aucun moyen de contrainte d’en récupérer tous les exemplaires.

Le retour de l’ordre moral ?

Pour asseoir le plaidoyer, le livre blanc prend le soin de présenter la structure économique du monde de l’édition, de souligner la fragilité d’un secteur où, malgré la présence écrasante de quelques poids lourds, dominent les petites entreprises, marquées par une culture plus artisanale qu’industrielle. La présentation, cependant, ne se limite pas à l’aspect économique, tant s’en faut. Car de nombreux signes font craindre par ailleurs une intervention de plus en plus fréquente du juge sur un autre terrain, celui de la liberté d’expression, quand ce n’est pas, hélas, sur celui du goût ou de l’esthétique.

À cet égard, l’offensive 2 s’étend dans plusieurs directions. La morale, d’abord. La loi de 1949 est toujours disponible pour interdire, sans intervention d’un juge, n’importe quel livre sur ce motif. Mais on a vu, dans le cas de Rose bonbon de Nicolas Jones-Gorlin, que le ministre de l’Intérieur hésitait à sanctionner un ouvrage pour adultes au moyen d’une loi destinée prioritairement à faire la police des livres destinés à la jeunesse. L’interdiction pour des raisons morales est donc aujourd’hui entre les mains des juges, avec l’arme des articles 227-23 et 227-24 du Nouveau Code pénal, dont la prodigieuse hypocrisie hérite dignement de l’ancien « outrage aux bonnes mœurs », que nos aînés jugeaient pourtant comme un sommet indépassable en la matière.

Il y a aussi, rançon de l’évolution récente du droit de la communication et de l’extension du droit à l’image, l’atteinte à la vie privée, dont l’appréciation n’est pas moins subjective. Enfin, les prétoires voient à nouveau (car il faut rappeler des temps pas si anciens, et qu’on ne souhaite pas voir revenir, où c’était monnaie courante) des condamnations pour des satires, des caricatures, telles que ces genres sont aujourd’hui à manier avec d’extrêmes précautions, ce qui, on en conviendra, est bien le comble de l’absurde.

Les propositions des éditeurs

Le dernier chapitre du mémoire en défense des éditeurs concerne leur responsabilité. L’évolution de la jurisprudence, marquée par l’instabilité et l’imprévisibilité, fait ressortir de plus en plus l’insécurité juridique dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. Le cas de la prescription, dont les conditions sont aujourd’hui moins favorables à l’édition qu’à Internet, et celui de la responsabilité en matière de contrefaçon, illustrent bien la difficulté dans laquelle ils se débattent.

Espérant convaincre, les rédacteurs du livre blanc concluent ce plaidoyer par une série de propositions qu’il ne me semble pas inutile de reprendre ici :

– modérer le montant des condamnations pécuniaires ;

– appliquer la règle du non-cumul des peines, pour garantir la proportionnalité à l’atteinte ;

– limiter les mesures de suppression d’extraits d’ouvrages ou de suspension de commercialisation, coûteuses, quand elles ne sont pas mortelles pour l’ouvrage ;

– aménager certaines peines ;

– assouplir certaines règles relatives aux délits de presse, en matière de bonne foi par exemple, au titre du respect de la liberté d’expression et du droit à l’information, ou en matière de prescription ;

– assouplir certaines règles relatives à la contrefaçon : limiter la durée de prescription, dégager la responsabilité de l’éditeur en matière de plagiat, si sa bonne foi est manifeste, enfin admettre comme référence unique la base Électre pour la recherche sur l’antériorité des titres.

On le voit, le Livre blanc de l’édition est marqué par la modération du ton, l’invocation au bon sens (vertu peu juridique et pas du tout judiciaire, si on me permet un avis personnel) et le parti assumé d’en bannir toute polémique. Le lecteur, s’il se sent solidaire des éditeurs, parce qu’il croit à la liberté d’expression dans toute son étendue 3, est constamment tenté de prendre un ton plus vif, une position plus tranchée. Bref, il bout. Il a tort. Les juges n’aiment pas ça.

  1. (retour)↑  Petite remarque personnelle, cum grano salis : j’espère bien, chers collègues, que tous ces ouvrages figurent dans vos collections, et bien sûr dans la première édition…
  2. (retour)↑  Le mot s’impose, car il est manifeste que les prétoires servent ici de relais à des courants d’opinion rétrogrades, à des groupes de pression, en particulier religieux, bref, disons-le tout simplement : à des ennemis de la liberté d’expression.
  3. (retour)↑  Faut-il rappeler l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des biens les plus précieux de l’homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les conditions déterminées par la loi. » C’est la loi qui fixe ces limites, ça ne doit pas être le juge.