Grandeur et misère du patrimoine d'André Malraux à Jacques Duhamel, 1959-1973

par Philippe Poirrier

Xavier Laurent

préf. de Jean-Michel Leniaud. Paris : École nationale des chartes : Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2003. – 380 p. ; 25 cm. – (Mémoires et documents de l’École des chartes ; 70) (Travaux et documents du Comité d’histoire du ministère de la Culture ; 15). ISBN 2-900791-60-X : 30 €

Xavier Laurent propose une étude de la politique publique du patrimoine mise en œuvre par l’État lors des premières années de la Ve République, depuis la création du ministère des Affaires culturelles par André Malraux jusqu’au départ de Jacques Duhamel. Ce volume, initialement une thèse soutenue à l’École nationale des chartes en mars 2002, comble une véritable lacune. En effet, alors même que les travaux sur l’histoire des premières années du ministère se sont multipliés depuis une quinzaine d’années, les secteurs patrimoniaux n’avaient suscité que peu de recherches approfondies. Dès lors, c’est essentiellement à l’aune du spectacle vivant, le théâtre en premier lieu, que s’est construit le modèle de compréhension de la politique culturelle française.

La place du patrimoine

Cette configuration n’est pas un hasard lié aux seuls intérêts des chercheurs, et renseigne déjà sur la place qu’occupe le patrimoine dans l’esprit de ceux qui fondent les premières années de l’histoire du ministère des Affaires culturelles. La rupture avec les Beaux-Arts orchestrée par Malraux, associée à la volonté de « démocratiser la culture », s’est appuyée essentiellement sur les acteurs du spectacle vivant. C’est la Maison de la culture, équipement permettant de mettre en relation le public avec les « œuvres capitales de l’humanité », qui incarne cette stratégie assumée. Pourtant, et Xavier Laurent le rappelle opportunément, le patrimoine continue à mobiliser plus de la moitié des crédits du jeune ministère. La Direction de l’architecture est aussi, à l’aube des années 1960, la seule du ministère à être présente sur tout le territoire national par l’intermédiaire des architectes et conservateurs des Bâtiments de France.

L’ouvrage est structuré en trois parties, ce qui permet à l’auteur de mener des analyses qui relèvent à la fois de l’histoire institutionnelle (où les chartistes ont l’habitude de briller), de l’histoire culturelle et des sciences politiques.

La première partie dessine le cadre institutionnel : renouvellement des cadres d’une Direction de l’architecture transférée de l’Éducation nationale au ministère des Affaires culturelles, rôle des ministres, des responsables du cabinet et des directeurs successifs de l’administration centrale, poids des instances consultatives, choix et évolutions des philosophies d’action.

La deuxième partie examine le lien qui s’établit entre l’architecture contemporaine et l’architecture du passé. Ce débat entre modernité et patrimoine, essentiel en ces temps de forte croissance urbaine, est appréhendé par une étude des politiques des secteurs sauvegardés, des sites et des abords. Les exemples précis, mobilisés par Xavier Laurent, offrent la possibilité de comprendre les choix opérés sur le terrain par les architectes et les spécialistes des monuments historiques.

La dernière partie montre comment la question de l’élargissement de la notion de patrimoine est déjà d’actualité, et remet en cause, non sans de fortes résistances, la tradition portée par le service des monuments historiques. De même, l’animation du patrimoine est déjà l’objet de vifs débats. Xavier Laurent évoque à juste titre le rôle de sensibilisation joué par les associations et les médias (Les chefs-d’œuvre en péril de Pierre de Lagarde).

Un ouvrage indispensable

Les analyses, fondées sur la mobilisation de sources très diverses, sont subtiles et confirment combien la Direction de l’architecture a eu des difficultés pour s’inscrire dans la voie moderniste définie par Malraux. Les atteintes opérées contre le patrimoine au cours de la décennie 1960 et les modalités des constructions sont là pour nous rappeler que les « aménageurs » ont souvent pris le pas sur les « protecteurs ». Le bilan est cependant considérable et va marquer durablement les politiques du patrimoine : loi sur les secteurs sauvegardés, lancement de l’inventaire général, reconnaissance (certes timide) du patrimoine du XXe siècle, lois-programmes permettant d’échapper aux contraintes de l’annualisation du budget. Xavier Laurent, qui maîtrise parfaitement son sujet, apporte un regard neuf et convaincant sur l’ensemble des dossiers qu’il ouvre. Ce jeune archiviste-paléographe, aujourd’hui en fonction aux Archives départementales de la Seine-Maritime, possède aussi une plume de qualité qui sait se faire mordante et ironique, sans pour autant jamais souffrir d’un décalage avec la déontologie historienne.

Il faut également souligner la qualité de l’édition. Alors que les éditeurs commerciaux et universitaires sacrifient de plus en plus l’appareil scientifique, l’École nationale des chartes et le Comité d’histoire du ministère de la Culture proposent aux lecteurs un livre maniable, doté d’une mise en page de qualité sans pour autant oublier tous les éléments indispensables à la vérification de la preuve : notes infrapaginales, présentation des sources, bibliographie, pièces justificatives, deux index… La défense de la recherche en sciences humaines et sociales passe aussi par ce souci de maintenir une édition qui respecte les usages académiques et permette d’évaluer à sa juste valeur le travail scientifique de l’auteur.

Au total, un ouvrage indispensable qui permet de mieux comprendre la situation actuelle. Il devrait bien vite s’imposer comme une référence pour tous ceux, chercheurs et acteurs, qui s’intéressent à l’histoire des politiques publiques de la culture.