Sociologie de la lecture
Chantal Horellou-Lafarge
Monique Segré
Contrairement à certains domaines spécialisés de la sociologie – la sociologie de la communication, par exemple –, la sociologie de la lecture est assez mal représentée dans l’édition française, du moins sous la forme d’ouvrages généralistes. Pourtant, la discipline s’est considérablement développée depuis qu’elle s’est émancipée de la sociologie de la littérature et, par ailleurs, de nombreuses recherches empiriques ont été consacrées à cette pratique culturelle ces trente dernières années. La matière ne manque donc pas. Mais depuis les ouvrages de Robert Escarpit parus aux Presses universitaires de France et chez Flammarion (Sociologie de la littérature en 1968, Le littéraire et le social en 1970, qui consacraient l’un et l’autre plusieurs pages à la lecture), sans oublier, bien sûr, ceux dirigés par Martine Poulain au Cercle de la Librairie (le programmatique Pour une sociologie de la lecture en 1988, et le bilan actualisé Lire en France aujourd’hui en 1993), il faut dire que nous n’avions pas grand-chose de synthétique et de panoramique sur le sujet à nous mettre sous la dent. « Nous », c’est-à-dire le public habituel des manuels universitaires ou para-universitaires : les simples curieux, les spécialistes, les étudiants, les enseignants, les professionnels concernés par la question ou encore les nombreux candidats aux concours de la fonction publique.
La parution de l’ouvrage Sociologie de la lecture coécrit par Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré mérite par conséquent d’être signalée. Si les deux auteurs ne sont pas à proprement parler des spécialistes de la discipline (chercheuses au CNRS, elles sont affiliées au laboratoire de sociologie du travail Georges Friedmann), elles sont toutefois déjà connues pour avoir publié chez l’Harmattan en 1996 un état des lieux assez complet de la recherche dans le champ de la sociologie de la lecture en France 1. Cet ouvrage, bien documenté, se situait en fait à mi-chemin entre une synthèse descriptive et un bilan critique puisque les principaux résultats d’enquêtes sur la lecture étaient resitués dans leur contexte historique, théorique et institutionnel. Un tel positionnement, ajouté au fait que le manuscrit était hébergé chez l’Harmattan, n’était sans doute pas pour donner de la visibilité à l’entreprise et lui ouvrir l’accès à un large lectorat. Gageons qu’il n’en sera pas de même cette fois avec une parution dans la collection « Repères » chez La Découverte.
Quelques thématiques négligées
Il y a plusieurs façons d’envisager le périmètre de la sociologie de la lecture : de manière restreinte ou de manière large. La manière restreinte consiste à rester focalisé sur la recherche en sociologie de la lecture stricto sensu. Manifestement, Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré ont préféré l’option large, sachant qu’en plus d’une optique plus sociographique que sociologique à proprement parler (soit plus descriptive que théorique), elles font appel à de nombreuses autres disciplines telles que l’histoire et la pédagogie pour cadrer leur sujet. Difficile, en effet – on le comprend bien – de parler de la lecture sans parler de la diffusion de cette pratique culturelle dans la société française au cours des siècles passés ou sans parler des différentes modalités de son apprentissage. Mais évoquer l’histoire de la lecture impose également de parler de l’histoire du livre ou de celle de l’édition…
Du coup, en 120 pages, bibliographie comprise, la place réservée aux évolutions récentes en matière de lecture (la lecture sur écran par exemple) ou aux développements actuels de la recherche consacrée à cette activité se réduit d’autant. C’est sans doute la raison pour laquelle les auteurs n’insistent pas trop sur certaines modalités de prise de distance avec cet objet socialement pré-construit que de nombreux sociologues ont pourtant tenu à rappeler en prémisses à leurs travaux. Je pense notamment aux efforts d’objectivation de Pierre Bourdieu, Christian Baudelot, François de Singly, Bernard Lahire et Gérard Mauger, pour ne citer qu’eux, qui se sont efforcés de mettre à jour l’impensé social qui entoure parfois une activité telle que la lecture. Ces chercheurs ont souvent insisté, par exemple, sur le fait que les « gros lecteurs » – dont les sociologues font partie – ont inconsciemment tendance à survaloriser et à universaliser leur pratique…
Le manque de place est sans doute aussi la raison pour laquelle Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré n’évoquent pas autant qu’elles le faisaient dans leur précédent livre les développements récents de la discipline d’un point de vue institutionnel et théorique (on notera également qu’elles ne s’intéressent pas non plus aux glissements sémantiques de la terminologie pour rester centrées sur le texte : on parle pourtant souvent de la lecture d’un tableau, d’une image, d’un film…). Proposer une synthèse sur un sujet si vaste oblige de toutes façons à faire des choix et à laisser de côté un certain nombre de questions.
Une vision d’ensemble assez juste
L’historique de la lecture dans la société française est bien restitué, de même que la diffusion de cette pratique dans les différentes couches de la société ou encore son encadrement par les institutions (Église, État, école, bibliothèque). L’influence de la religion et notamment des débats et des conflits qui ont agité catholiques et protestants en Europe est clairement rappelée. On comprend mieux ainsi comment le rapport au livre et aux bibliothèques se développe sur un terreau radicalement différent selon que l’on appartient à l’une ou à l’autre confession, et ce, dès le XVIe siècle.
Il est intéressant également, en revenant sur les premiers temps de l’édition et de la librairie, de s’apercevoir que c’est le lecteur qui s’occupait autrefois du brochage et de la reliure du livre, vendu « en blanc » ou « en feuille » par les imprimeurs, ce qui peut nous faire penser aujourd’hui, toutes proportions gardées, à ce que font certains lecteurs à l’aide des textes qu’ils récoltent çà et là sur Internet (les enseignants, on le sait, pratiquent beaucoup cette sorte de « pêche à l’extrait », c’est-à-dire cette lecture en diagonale suivie d’un travail de mise en page, d’impression et de brochage, qui leur permettent de réaliser des supports de cours en peu de temps et à peu de frais).
Les données quantitatives qui permettent de décrire de manière synthétique l’état de la lecture en France, notamment chez les femmes, les jeunes et les étudiants, sont également bien restituées. Évidemment, l’inscription dans le temps long permet surtout d’insister sur la diffusion sociale de cette pratique ainsi que des supports imprimés parmi la population plutôt que sur les changements les plus récents qui témoignent d’un recul de la lecture de livres en général (les livres sont nettement plus présents qu’auparavant dans les foyers français, mais le nombre moyen de livres lus par personne tend à diminuer, même chez les femmes, lesquelles lisent pourtant plus que les hommes en moyenne). On saura gré en tout cas aux auteurs de rappeler l’importance actuelle de la lecture de magazines en France, sujet dont on parle peu en général (c’est sans doute un effet de l’ethnocentrisme lettré livresque), et qui ne fait pas beaucoup l’objet d’études publiques spécialisées (les Français sont pourtant parmi les plus gros lecteurs de magazines au monde), pas plus d’ailleurs que d’un traitement massif et généralisé en bibliothèque publique.
Au total, l’ouvrage, d’une lecture facile et agréable, est par conséquent plutôt réussi dans la mesure où il procure une vision d’ensemble assez juste de la lecture dans notre société. On peut regretter encore une fois un positionnement des auteurs qui les conduit à négliger un peu des thématiques telles que les formes de sociabilité entre lecteurs, la question des « contrats » ou des « pactes de lecture » liés aux genres livresques ou encore les évolutions récentes que la numérisation des textes induit quant aux supports, aux usages et aux représentations collectives.
La bibliographie reproduite en fin d’ouvrage permet toutefois de proposer d’autres chemins à ceux qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances dans ces domaines. Actualité oblige, deux ouvrages parus en 2003 n’y figurent pas : Le(s) public(s) de la culture (Presses de Sciences Po) 2 et L’outre-lecture : Manipuler, (s’)approprier, interpréter le web (BPI - Centre Pompidou) qui est consacré aux activités d’appropriation des contenus sur Internet.