Enquête sur le roman policier pour la jeunesse
Cette enquête remarquable, dirigée par Françoise Ballanger, a été publiée à l’occasion de l’exposition « Coup de jeune sur le polar », coproduite par la Joie par les livres et Paris bibliothèques et présentée à la Bibliothèque des littératures policières (Bilipo), du 4 novembre 2003 au 28 février 2004.
De la couverture en noir et jaune où se poursuivent gendarmes et voleurs, jusqu’à la dernière page, des empreintes de pas parcourent tout l’ouvrage, illustré par les couvertures de livres ou des personnages détourés, clins d’œil aux poncifs du genre. Outil de travail précieux, cette étude extrêmement dense fait appel à des spécialistes d’horizons divers dont les regards croisés éclairent une production spécifique. Universitaires, bibliothécaires, auteurs et éditeurs s’expriment tour à tour pour décrire les caractéristiques du genre, depuis ses premiers balbutiements dans les années 1930, jusqu’à la reconnaissance d’une littérature à part entière aujourd’hui.
Les entretiens de Ruth Stégassy avec les grands noms du polar de jeunesse rythment l’ouvrage : Yvan Pommaux, Malika Ferdjoukh, Michel Honaker, Jean-Paul Nozière et Béatrice Nicodème pour les auteurs, Caroline Westberg et Joseph Périgot pour les directeurs de collection, donnent leur point de vue sur les contraintes imposées par les destinataires de ce genre très codifié.
Des questions dérangeantes
Spécialiste de littérature pour la jeunesse, Claude Hubert-Ganiayre passe en revue les différents types de romans policiers représentés dans l’édition pour la jeunesse : récit d’énigme, roman de suspense, et depuis la création de la collection « Souris noire » en 1986, l’introduction du roman noir qui bouscule les limites que s’imposaient jusque-là les auteurs et les éditeurs, en s’affranchissant de certains tabous. L’évocation de la mort et de la violence, présente dans de nombreux récits depuis les années 1970, trouve dans le roman noir une expression plus aiguë. Dénonciation politique et sociale, le roman noir n’hésite pas à soulever des questions dérangeantes sans y apporter toujours des réponses rassurantes.
Dès le titre de sa contribution : « Contes de crimes », Claude Hubert-Ganiayre nous invite à nous interroger sur les relations entre le conte et le roman policier qui, l’un comme l’autre, répondent aux fantasmes de l’enfance et expriment des craintes archaïques : le goût du secret, la peur de la mort, de la nuit, la révolte devant l’injustice du sort.
Des textes littéraires à part entière
Franck Évrard, en tant que spécialiste du polar auquel il a consacré une étude 1, s’intéresse aux spécificités d’un genre destiné à la jeunesse par rapport au roman policier pour adultes. Il s’emploie à lever les a priori qui entachent une littérature dévalorisée par des séries comme Le Club des cinq d’Enid Blyton ou les Alice de Caroline Quine, affaiblies par l’invraisemblance et le hasard. Faisant référence aux récentes collections policières, il propose de lire ces polars comme des textes littéraires à part entière et de les soumettre à des critères de créativité, d’écart, d’opacité, d’autoréférence.
Après avoir analysé précisément les différents sous-genres, (récit d’énigme, roman noir, roman à suspense), et recensé les thèmes récurrents, il en vient à contester l’idée que la seule finalité du roman policier est le rétablissement de l’ordre et de la justice après la rupture du contrat social et ne véhicule qu’une vision conformiste et manichéenne du monde.
Faisant référence aux théories de la réception de Wolfgang Iser qui supposent l’existence d’un « lecteur implicite », Franck Évrard s’interroge sur la représentation que se font les éditeurs et les auteurs de leurs jeunes lecteurs. Rappelant les trois attitudes de lecteur identifiées par Vincent Jouve (« lectant », « lisant », et « lu »), il préfère imaginer un lecteur en perpétuel clivage, oscillant entre le consentement à la fiction et la distanciation critique, jouant avec innocence et lucidité avec la littérature.
Référence en matière de bandes dessinées, Jean-Pierre Mercier dresse le portrait des divers héros de polar : bandes d’enfants déjouant les plans de méchants bandits, redresseurs de torts qui affrontent des malfrats irrécupérables clairement identifiés par leur physique, détectives privés présentés au premier ou au second degré dans des versions parfois franchement parodiques, sur fond de décors urbains dont l’illustration exalte la poésie.
Le regard des prescripteurs
La deuxième partie, « Évolution des discours et des usages », retrace la transformation du regard des prescripteurs à l’égard de ce genre considéré d’abord comme une sous-littérature, avant de devenir un objet d’étude privilégié pour l’école, en partenariat avec les bibliothécaires. Les témoignages des bibliothécaires de la Bilipo (Sylvie Kha et Alain Regnault) et de l’Heure Joyeuse (Viviane Ezratty), interviewés par Véronique Soulé, sont éloquents.
La création de la Bilipo en 1995 marque un tournant dans la reconnaissance d’un genre autrefois décrié en réservant d’emblée une place au polar pour la jeunesse. Si les projets initiaux ne prévoyaient pas de section jeunesse ni d’animations spécifiques, les premiers titres de la collection « Souris noire » ont cependant été acquis dès leur parution en 1986.
L’offre éditoriale hier et aujourd’hui
La troisième partie dessine le panorama de l’offre éditoriale hier et aujourd’hui. Après une étude détaillée des séries policières contenues dans La Semaine de Suzette présentée par Jeanne Boy, Éliane Dufour, responsable du « fonds nostalgie » de l’Heure Joyeuse retrace l’évolution du roman d’aventures (Véry, Boileau-Narcejac) et des premières séries policières bien connues (Blyton, Quine, Chaulet…) jusqu’au roman policier (Kästner, Berna, Storr, Klotz…).
Enfin, Françoise Ballanger, Sylvie Kha et Alain Regnault nous livrent un recensement minutieux de toutes les collections existantes ou disparues, véritable enquête destinée à traquer leurs transformations ou leurs résurgences. Ces fiches très précises nous donnent les dates de création, de disparition ou de changement de nom, les caractéristiques et le concept de chaque collection, sans oublier les auteurs-phares et les coups de cœur des auteurs de l’article.
L’étude se termine sur un panorama de la production en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Norvège et au Portugal, suivi d’une bibliographie générale très complète, d’adresses utiles et de la table des illustrations… Du travail de professionnels !