Le conseiller du Prince de Machiavel à nos jours

genèse d'une matrice démocratique

par Anne Kupiec

Robert Damien

Paris : Presses universitaires de France, 2003. – 441 p. ; 22 cm. – (Fondements de la politique). ISBN 2-13-053162-8 : 30 €

Dans ce nouvel ouvrage, Robert Damien poursuit la réflexion entamée dans Bibliothèque et État 1. Il s’agit toujours d’examiner les effets de l’avènement de la Bibliothèque en tant que substitut au Livre d’autorité – à la Bible.

À partir de la figure du conseiller du Prince – en tant que possible passage de la théorie à la pratique –, Robert Damien propose un long parcours qu’il fait évidemment commencer à l’aube de la modernité, c’est-à-dire avec Machiavel.

Sans être aveugle aux « critiques contradictoires qui soumettent le conseil à un permanent procès », Robert Damien rappelle l’exigence de connaissance du réel qui « réquisitionne » tout conseil. Aujourd’hui, « la complexité et la profusion des connaissances sur un réel de part en part transformé rendent l’intelligence commune non plus inepte mais inapte ». N’est-ce donc pas vers « une épistémologie de la rationalité démocratique que le conseiller critique doit se diriger » ? Conseil qui n’est plus désormais « biblique (Le Livre) », mais « bibliothécaire (les livres) ».

C’est à l’examen serré de ce conseil non biblique que se livre Robert Damien. Dans une première partie intitulée « Une République de lettres ? L’esprit bibliothécaire d’un conseil politique », cet esprit – ici d’abord incarné par Machiavel – est instruit par la lecture des livres des grands hommes et engagé ainsi dans la découverte d’un nouveau monde dont les fruits apparaissent dans Le Prince et les Discours. Grâce à Machiavel, « la bibliothèque deviendra la base d’une république » (p. 113).

Le chemin ouvert par Machiavel est ensuite emprunté, selon Robert Damien, par Bodin (Méthode pour faciliter la connaissance de l’histoire), Bacon (Dignité et accroissement des sciences) et Jean Le Clerc (Parrhasiana) 2 dont l’activité éditoriale fut, de surcroît, considérable.

Un modèle politique et révolutionnaire

Dans la seconde partie intitulée « La Révolution du conseil », l’Encyclopédie fait de « la Bibliothèque un modèle politique et révolutionnaire » en ce sens qu’elle admet la pluralité des livres dont elle constitue précisément la version portative. Selon Robert Damien qui analyse plusieurs articles (autorité, bibliothèque, lecteur…) de la somme dirigée par Diderot et d’Alembert, la « bibliothèque conseillère requiert l’élaboration d’une théorie pratique de l’apprentissage lectoral, d’une épistémologie statistique, d’une institution bibliopolitique » (p. 189).

À l’entreprise encyclopédique succède le combat des Idéologues qui, souligne Robert Damien, sont préoccupés par des questions à la fois épistémologiques et politiques dont rendent compte le Projet d’une bibliothèque universelle proposé par Cabanis en 1797 et la publication, la même année, du texte de Destutt de Tracy Sur un système méthodique de bibliographie, ou bien encore l’Essai sur l’histoire, la connaissance et le choix des livres publié par Daunou en 1799.

Ainsi, écrit Robert Damien, qui insiste sur l’apport des Idéologues, à « l’Encyclopédie qui fournit l’état de la science doit répondre une statistique qui produit une science de l’État. L’une et l’autre constituent la Bibliothèque publique de l’universel, l’Institution centrale d’une république de lecteurs/électeurs » (p. 242).

Tocqueville, Proudhon et Bachelard

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Robert Damien s’attache à l’examen de la « Formation d’un nouvel esprit politique » en convoquant trois figures fort distinctes : Tocqueville, Proudhon et Bachelard. Considérant que « le philosophe n’acquiert sa fonction de conseil que d’être les deux ensemble, voyageur et bibliothécaire […], sa finalité est alors de proposer non plus au Prince mais au peuple une “vision publique” » (p. 294). Robert Damien, étudiant Tocqueville voyageant en Amérique et écrivant De la démocratie, considère notamment que, si est respectée « cette condition politique d’une bibliothèque publique des conseils, l’avenir de la démocratie pourrait n’être pas exclusivement enfermé dans le calcul utilitaire des gains » (p. 344) et qu’« une société sans Bible donne des armes aux citoyens pour réduire son iniquité » (p. 352).

S’appuyant sur Proudhon pour souligner la possible instauration d’un « réseau de conseils », Robert Damien envisage son renforcement par le livre de bibliothèque qui « ni marchandise ni objet d’utilité, […] est un mixte social et éthique où s’éprouve positivement un échange confiant dans le crédit d’une restitution infiniment réitérée. Entre l’individualisme propriétaire et le communisme collectif, la bibliothèque réalise l’acte politique d’une propriété publique à usage privé » (p. 364).

L’approche ultime que Robert Damien engage est celle de « l’âge biblioménal du conseil » à la lumière de Bachelard chez qui sont présents « prière à la bibliothèque et hymne à la lecture ». Ce dernier auteur, si l’on suit Robert Damien, « nous fait entrer dans un nouvel âge de la raison », sorte de passage « d’une république savante de la raison à une démocratie politique des raisons mutuelles. Nous y voyons les ingrédients d’un nouvel esprit politique des conseils » (p. 385), c’est ainsi que le conseil est « devenu biblioménal » (p. 411).

La lecture, qui, selon Bachelard, relève d’un triple principe d’ouverture, de déplacement et d’accroissement, et la bibliothèque – « le magasin » – dans laquelle le lecteur pourra puiser, jouent évidemment un rôle significatif. Pour autant, le lecteur bachelardien ne se limite pas au livre, il accumule les objets de lecture (« une image, un schéma, une trace, un paysage, un protocole, un mode d’emploi, un roman, une gravure, un visage, un arbre, une matière, une expérience, une démarche, un poème, etc. » [p. 401]). C’est ainsi grâce à Bachelard, soutient Robert Damien, « que s’effectue pleinement la grande mutation du grand Auteur de la Bible au grand Lecteur de la Bibliothèque ». La bibliothèque entendue comme « livre des livres », comme « surlivre », abrite « les ressources conceptuelles pour penser les nouvelles révolutions qu’annoncent les technologies informatiques » (p. 417).

Finalement, la Bibliothèque permet de « relier, combiner, corréler et ainsi découvrir le neuf et connaître autrement », c’est « le foyer républicain d’une société de conseil » (p. 423). Car « la démocratie et la bibliothèque sont philosophiquement et politiquement inséparables » (p.426). Toutefois, la métamorphose du livre par sa dématérialisation actuelle conduit à « la bibliothèque virtuelle et numérique [qui] n’a pas encore la politique qu’elle attend » (p. 430). C’est donc à la nécessité de « penser la renaissance politique d’une culture philosophique de conseil » (p. 437) que Robert Damien envisage désormais de se livrer.

Un véritable voyage dans le monde de la Bibliothèque

La richesse des approches déployées par Robert Damien, dont la brièveté de ce compte rendu ne peut qu’imparfaitement témoigner, constitue un véritable voyage dans le monde de la Bibliothèque entendue comme concept. L’intérêt de sa lecture en est évident dès lors que l’on se préoccupe des relations entre bibliothèque et politique, cet ouvrage permet de penser ces relations et leur évolution sur près de cinq cents ans et ainsi de contextualiser le statut de la bibliothèque, cette fois, en tant qu’institution. De ce point de vue, Le conseiller du Prince est un livre important.

Toutefois, l’on peut s’interroger sur le choix de la dernière figure proposée par Robert Damien : celle de Gaston Bachelard. Avec elle, ce n’est plus tant la relation entre bibliothèque et politique qui est examinée que le premier terme de cette relation. La nature de l’œuvre de Bachelard ne permet pas d’ailleurs un examen épistémo-politique comme celui auquel Robert Damien se livre grâce aux précédents textes qu’il présente dans l’ouvrage C’est finalement un développement épistémologique qui nous est proposé. Robert Damien avait d’ailleurs rappelé l’exigence d’un tel examen de la « rationalité démocratique » dans les premières pages de l’ouvrage.

Enfin, et ce n’est pas une question de détail, le titre de l’ouvrage conserve, au terme de la lecture, une ambivalence, voire une ambiguïté. Le conseiller du Prince de Machiavel à nos jours : on peut évidemment penser que le terme Prince renvoie au livre de Machiavel. Mais le Prince, y compris dans l’ouvrage éponyme, est bien celui qui exerce son pouvoir sur ses sujets. Quand bien même l’exercice du pouvoir ne serait plus placé aujourd’hui dans des mains princières, ce vocable ne rend pas compte du passage à la démocratie que par ailleurs Robert Damien s’attache à mettre en lumière. Pourquoi ne pas avoir préféré au terme « Prince » celui de « souverain » qui convient à la fois pour l’Ancien Régime et la période postérieure ? Quoique le choix de Robert Damien puisse conduire à une critique politique qui n’a pas sa place ici, il reste que son livre enrichira longtemps la réflexion de ceux qui portent intérêt à la Bibliothèque entendue comme « matrice démocratique ».