La lecture des jeunes en voie de marginalisation
Juliette Doury-Bonnet
Le 22 mars 2004, lors de la journée professionnelle du Salon du livre 2004, une rencontre sur le thème du rapport à la lecture et des pratiques lectorales des jeunes en voie de marginalisation fut proposée par le Centre national du livre, la Direction du livre et de la lecture (DLL), la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), l’Observatoire national de la lecture, la Délégation interministérielle à la ville et l’association Lire et faire lire.
À la suite des travaux de Nicole Robine 1 et de Joëlle Bahloul 2, de nombreuses enquêtes ont traité des rapports des jeunes et de la lecture, mais « de façon latérale », a souligné en introduction Jean-François Hersent (DLL). Une nouvelle recherche était nécessaire pour prendre en compte les jeunes « en galère » 3. La sociologue Véronique Le Goaziou a présenté une enquête de terrain, en cours depuis deux ans, portant sur les compétences lectorales des grands adolescents/jeunes adultes. Cette étude, initiée par Lire et faire lire et la PJJ, se développe sur de nouveaux sites au fur et à mesure que des partenaires rejoignent le projet.
Il ne s’agit pas d’un travail quantitatif, mais d’entretiens individuels réalisés avec des jeunes, une quinzaine par site étudié. Les terrains d’observation retenus sont : Le Cateau-Cambrésis (7 000 habitants), petite ville sinistrée du Nord de la France ; un foyer de la PJJ ; Les Mureaux (Yvelines) ; la prison de Metz ; et enfin un groupe de jeunes considérés comme illettrés à la suite des tests réalisés lors de la journée d’appel de préparation à la défense. Certains entretiens n’ont pas encore commencé.
La fabrication des exclus de l’intérieur
Par manque de temps, Véronique Le Goaziou a centré son intervention sur Le Cateau-Cambrésis où une partie de la population est en détresse économique et sociale à la suite de la fermeture des usines textiles : chômage, échec scolaire, familles recomposées, familles très nombreuses, jeunes mères y sont monnaie courante. La sociologue a insisté sur la déscolarisation précoce assumée (naguère, on n’avait pas besoin de faire des études, le travail était de l’autre côté de la rue), sur la démotivation des jeunes et de leur famille, sur leur passivité et leur immobilisme : « Les ailes sont coupées. » La population est encore très imprégnée de traditions populaires, ouvrières et paysannes. Les dix-huit jeunes interviewés sont presque tous nés là et ont très peu bougé depuis. Ils vivent leur situation comme normale : pères ouvriers au chômage et mères au foyer, vivant de pensions et d’allocations. L’augmentation du taux de chômage n’a pas modifié les attitudes ni les comportements. On assiste à « un phénomène de reproduction, sans conscience du danger », à « la fabrication d’exclus de l’intérieur ».
En termes de lecture, ces jeunes lisent peu, voire pas du tout selon certains d’entre eux. Ils n’essaient pas de surestimer leurs pratiques de lecture : ils n’éprouvent pas de gêne face à la sociologue. Mais en fait, ils lisent : essentiellement des bandes dessinées enfantines (« patrimoniales, éprouvées, validées socialement, objets familiers comme les journaux lus par les pères ») ; de la presse achetée par les parents ; des gratuits de petites annonces ; quelques magazines de science-fiction et de musique et, pour les filles, des revues d’horoscope ou de faits divers. Véronique Le Goaziou a insisté sur le lien fort entre la lecture et la prime enfance – comme si, depuis, toutes les émotions que pourrait susciter la lecture étaient épuisées – et sur la persistance de pratiques culturelles collectives, comme la lecture du journal.
L’immobilité du corps dans la lecture
Quelle place la lecture occupe-t-elle dans la vie des jeunes Catésiens ? Ils lisent quand ils n’ont vraiment rien d’autre à faire. Ce n’est pas un choix, c’est un temps d’oisiveté contrainte. La lecture est indissociablement liée à l’ennui et à l’inutilité. Ces jeunes vivent mal l’immobilité du corps dans la lecture : ils préfèrent les activités collectives qui mettent en jeu des émotions physiques. La lecture est « liée à une forme de mort » et est rarement évoquée comme une source d’apprentissage ou de découverte. C’est une activité peu valorisée par les familles, dans une région où le travail occupe une place essentielle et où l’« oisiveté » est mal considérée, et a fortiori par les copains. Ce n’est pas un signe de « distinction ».
De plus, le livre est associé à l’école, aux manuels et aux lectures imposées. D’ailleurs les jeunes n’ont pas forcément lu les livres prescrits : ils ont eu recours à toutes sortes de ruses, confirmées par les enseignants. Ces derniers ne font pas de la lecture une obligation, car « ce serait enfoncer encore davantage des jeunes qui n’ont pas les moyens d’honorer le contrat de lecture ». De toute façon, « c’est trop tard ».
La langue des professeurs et des textes antérieurs au XXe siècle est de plus en plus étrangère à ces jeunes. En revanche, la forme orale fonctionne bien. Véronique Le Goaziou a rapporté l’expérience d’une enseignante qui lit des nouvelles du XIXe siècle à ses élèves. Ceux-ci y prennent plaisir sans que cela les incite à lire. Il y a un blocage lorsqu’il s’agit de lire seul chez soi.
Pourtant, tous ces jeunes sont inscrits à la bibliothèque et y vont… mais pas pour lire, pour se rencontrer. Car la bibliothèque est un lieu de rencontre public, ouvert, gratuit, confortable, où l’on peut laisser les petits frères. Si l’équipe accepte ces pratiques, elle essaie de « tenter les jeunes ». Mais, pour Véronique Le Goaziou, « le fait qu’il y ait des livres dans ce lieu n’est peut-être pas innocent ». « Qu’est-ce qui fait que les jeunes ont du plaisir à venir dans un lieu où il y a des livres ? »
Un monde de vieux et de morts
Concernant le groupe de jeunes des Mureaux, à 90 % d’origine immigrée, la sociologue a esquissé quatre problématiques :
– Selon les interviewés, « la lecture est réservée à un monde de vieux et de morts, un monde qui va disparaître demain ».
– Certains ont des lectures « culturelles ou identitaires ».
– On assiste au retour des cultures religieuses : certains jeunes ne lisent que le Coran et des livres autour de la religion musulmane.
– Les parents sont parfois totalement analphabètes.
Véronique Le Goaziou a insisté sur le rôle important de l’école, souvent l’« unique médiateur de la lecture ». Mais l’hypothèse qu’elle a avancée est bien pessimiste : « Il y aurait encore moins de prescription familiale qu’autrefois. Aujourd’hui, tout le monde baisse les bras. » « Une fatigue généralisée. »