Les étudiants et la lecture

Anne-Marie Bertrand

Cette journée d’étude, organisée par l’université d’Artois à l’instigation de la bibliothèque de l’université, s’est tenue à Arras le 16 mars dernier dans la très jolie salle du Dôme, véritable géode artésienne. Le thème de la lecture étudiante, pas tout à fait méconnu à vrai dire, a été réinterrogé ici sous plusieurs angles, réflexions ou enquêtes. De la synthèse réalisée par Bruno Maresca (Credoc), on reprendra le double questionnement : les étudiants et leurs usages de la bibliothèque, d’une part, les pratiques étudiantes de la lecture, d’autre part.

Les étudiants et leurs bibliothèques

Daniel Renoult (Inspection générale des bibliothèques) rappelait, en ouverture de son intervention, le calendrier en pointillé des enquêtes sur la lecture étudiante et, indissociablement liées, sur la fréquentation des bibliothèques. Depuis les travaux pilotés par Emmanuel Fraisse au début des années1990, aucun travail d’envergure n’avait été mené. L’enquête réalisée en 2003, dans le cadre du programme U3M, sur la fréquentation des BU de Paris (lettres et sciences humaines) n’en présente que plus d’intérêt.

Daniel Renoult a insisté sur les trois enseignements principaux de cette enquête. D’abord, information générale mais d’importance : la fréquentation des BU est forte : 97 % des étudiants interrogés déclarent fréquenter la BU, dont 67 % régulièrement (c’est-à-dire au moins une fois par semaine). On constate peu de différenciation entre les filières. Les motivations de la fréquentation sont principalement la proximité, la gratuité, la richesse des collections. Deuxième enseignement : les étudiants semblent plutôt satisfaits (encore que le chiffre de 70 % de satisfaction ne soit pas très élevé, aux dires des spécialistes de l’évaluation). Leurs motifs d’insatisfaction sont sans surprise : l’absence de places (60 % des étudiants disent avoir déjà renoncé à aller à la BU faute de place), le nombre insuffisant de documents empruntables, la faiblesse des collections en libre accès. Enfin, troisième enseignement : les étudiants ont de la BU une image très classique, très livresque : ainsi, si 90 % d’entre eux pratiquent Internet, seulement 10 % d’entre eux le font à la BU. Daniel Renoult souligne ainsi le hiatus entre l’effort de modernisation des BU entrepris depuis une quinzaine d’années et les représentations traditionnelles qu’en ont toujours les étudiants.

Romuald Ripon (BnF) présenta, à son tour, les usages étudiants de la BnF : usages largement majoritaires puisque les étudiants représentent 85 % des usagers du haut-de-jardin (et le taux augmente) et 54 % des usagers du rez-de-jardin. La moyenne d’âge des usagers du haut-de-jardin est de 22 ans. Sans langue de bois, Romuald Ripon s’interroge sur l’écart entre la fréquentation réelle et le public espéré avant l’ouverture, le « public le plus large possible ». Il y a sans doute, aujourd’hui, un effet d’éviction des classes d’âge et des catégories socioprofessionnelles minoritaires (l’effet « ce n’est pas pour moi »). Comment y remédier ? Amender la politique tarifaire, proposer des collections qui intéressent la population non étudiante, améliorer l’accueil, communiquer : toutes hypothèses aujourd’hui à l’étude.

La lecture étudiante

Ce volet de la journée fut, à vrai dire, plus inégal. L’intervention de Christine Detrez (ENS Lyon) sur la « Lecture des adolescents : lecture savante et lecture ordinaire » reprenait les données de l’enquête pilotée par Christian Baudelot, dont les résultats ont été publiés en 1999 (Et pourtant ils lisent !, Le Seuil). Claude Poissenot (IUT Nancy II) présentait des généralités sur la massification de l’enseignement supérieur, la montée du chômage et le rapport instrumental des étudiants à leurs études (la priorité absolue à ce qui est utile, rentable). Michel Morel (Nancy II) décrivait la façon dont son cours intégrait les émotions dans l’analyse de la lecture, s’appuyant ainsi sur les pratiques vécues de la lecture, les « pratiques de base ».

Enfin, Yvon Girard, directeur de la collection Folio (Gallimard), retraçait brillamment un pan de l’histoire éditoriale (l’histoire de la collection Folio), qui est en même temps un pan de l’histoire intellectuelle. Replaçant la création de Folio (1972) dans son contexte, la décennie 1970 et ses « curiosités culturelles » (la littérature sud-américaine, l’ethnologie, la sociologie, le nouveau roman, etc.), il montra comment cette décennie déboucha sur une période de cocooning, un recul des sciences humaines, un effritement de la curiosité. Entre 1969 et 1985, l’ouvrage de Freud, Le rêve et son interprétation, était vendu à 421 000 exemplaires ; seulement à 164 000 pendant les deux décennies suivantes. Aujourd’hui, Yvon Girard voit émerger de nouveaux « long-sellers » (Hannah Arendt, Cioran, Walter Benjamin) et propose une nouvelle offre de livres inédits en sciences humaines, en adéquation avec les attentes du monde enseignant.

Il revenait donc à Bruno Maresca d’assurer la synthèse de la journée – synthèse composée, en fait, surtout de réflexions inédites. Parmi des constats intéressants, comme l’écart entre l’objectif des politiques publiques et l’investissement des bibliothèques par les étudiants (qui cherchent d’abord des places de travail) ou un parallèle entre lecture et musique classique, qui manquent toutes deux de médiation et de médiateurs, on relèvera deux affirmations un peu aventureuses. L’une, que puisque le taux de forts lecteurs est plus élevé en France qu’au Canada, il va continuer de baisser ; l’autre, sur la question des collections des bibliothèques publiques : si les bibliothèques achètent des best-sellers, il y aura « un effet de démocratisation mécaniquement important » ; si elles tentent de « construire la bibliothèque de l’honnête homme », il y aura « un effet d’élitisation ». Pas si simple, docteur !