Lecture et lecteurs en Bourgogne du Moyen Âge à l'époque contemporaine
André-Pierre Syren
Le 23 janvier dernier, à Dijon, la Société des Annales de Bourgogne proposait, sous la double présidence du doyen Jean Richard, de l’Institut, et de Frédéric Barbier (CNRS), une dense journée d’étude sur les pratiques du livre en Bourgogne. Treize communications s’articulaient sur trois charnières : le bas Moyen Âge, le Siècle des Lumières et les politiques culturelles du XXe siècle.
Lectures religieuses et laïques
Sans surprise, les sources médiévales permettent de connaître les pratiques des clercs, professionnels du livre pratiquant continûment écriture et lecture. En étudiant les catalogues de bibliothèques monastiques, Alain Rauwel a démontré que « ce ne sont pas tant les livres qui sont chrétiens que les lectures ». L’usage premier des livres est liturgique, c’est aussi la cause de leur segmentation matérielle à destination des différents acteurs de l’office. Autres mœurs chez les chanoines : moins que les catalogues, ce sont les testaments qui permettent de connaître leurs collections, la plupart des livres étant répartis entre les héritiers. Parmi les « bibliothèques de déduit » canoniales du diocèse de Langres, qui ne semble pas former un cas spécifique, Jean-Vincent Jourd’heuil a constaté la présence de romans courtois. Delphine Lannaud s’est intéressée aux lectures d’un carme dijonnais, Laurent Bureau, qui fut confesseur de plusieurs rois à la fin du XVe siècle. Elle constate que cet intellectuel réputé, tôt conquis par l’imprimerie, disposait de plusieurs ouvrages sur les problèmes de la réforme de son ordre et de la papauté, mais ne possédait en revanche que peu de classiques ou d’humanistes.
À cheval sur les lectures religieuses et laïques dans le Comté de Bourgogne, Jacky Theurot a constaté une plus grande variété chez les laïcs, divers par leurs métiers : avocats, médecins, universitaires… S’intéressant aux Dijonnais sans carrière ecclésiastique des années 1500, grâce à une belle série d’inventaires, Vincent Tabbah a fait quelques trouvailles parfois inattendues (une écritoire et une harpe chez un boucher) mais s’est aussi intéressé aux absences. Il note que l’écrit peut être piétiné, ainsi les pierres tombales, que l’oral possède souvent une valeur forte, celle du serment, et que la mémoire humaine est souvent privilégiée : les créances sont toujours connues des héritiers sans qu’aucun papier ne semble les rappeler. La lecture paraît cantonnée aux usages intellectuels, mais elle s’épanouit comme une pratique profane avec les romans de chevalerie pour caractériser la modernité culturelle de l’élite urbaine.
Un public en formation
Philippe Salvadori a analysé la bibliothèque (200 volumes) d’Étienne Filzjean, parlementaire dijonnais du XVIIe siècle, composée de trois rayons principaux : droit, histoire, « livres d’écolier » aux éditions peu identifiables.
Là encore, la couverture « encyclopédique » est très lacunaire : presque rien en sciences ni en arts et des failles dans les classiques du droit royal – manque par exemple le Guidon des finances de Jean Hennequin. « L’ombre des Godrans » (le collège jésuite de Dijon, actuelle bibliothèque municipale) plane sur cette collection où figurent néanmoins une douzaine de romans mineurs inattendus. Pour Philippe Salvadori, la bibliothèque est mal composée. Filzjean appartient au « public en formation » entre perspective utilitariste et intérêt littéraire.
En substance, Jean-Claude Garreta constata cette « formation en progrès » sur la bibliothèque plus importante, confisquée puis récupérée après la Révolution, des Barbier d’Entre-Deux-Monts. Ses quelque 765 livres (dont 100 dépareillés) ne reflètent pas l’activité juridique de la famille ; la littérature et l’histoire forment presque les trois quarts du total, dont beaucoup de livres du XVIIe siècle « usés par plusieurs générations ». Pas de grec, peu d’illustrations sinon du graveur dijonnais Marillier, de l’italien (mais sans Dante) et de l’anglais ; en revanche, beaucoup de Voltaire et de Rousseau. Un livre d’heures magnifique relève une maigre série de piété.
Au Siècle des Lumières
Les jésuites furent à nouveau au cœur de la communication de François Seichépine qui a étudié les bibliothèques de leurs six collèges bourguignons, à partir des inventaires réalisés au moment de l’expulsion de l’ordre en 1762-63. On observe une corrélation assez nette entre l’importance du fonds et celle de la ville ; des livres « interdits » furent trouvés en bout de rayon à Auxerre et Autun : des protestants, quelques madrigaux… Il s’agit de « bibliothèques scolaires sans livres d’écolier », où la religion (33 %), l’histoire (21 %) et les lettres (19 %) prédominent ; Dijon se signale par un rayon scientifique. Les commentaires sont en général peu flatteurs sur l’état moyen des ouvrages, mais le livre devient un objet d’art ostentatoire sous la forme de livres de prix dont le plus bel ensemble se trouve à Chalon-sur-Saône.
Martine Chauney-Bouillot a relu trois mémoires adressés à l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon en réponse à la question mise au concours de 1757 : « Est-il plus utile d’étudier les hommes que les livres ? » La réponse – en tout cas le lauréat – fut encore jésuite. Entre le mémoire qui préconisait d’éviter les dangers du monde grâce aux livres et celui qui constatait que l’homme est le plus bel objet d’étude car de création divine, la copie récompensée proposait que l’étude borne l’usage des livres à la connaissance de soi-même et « que la vanité des savants soit confondue ».
Quels livres circulaient ? Françoise Weil a recherché quelques éléments de réponse en scrutant les achats des libraires bourguignons dans des archives rares, dont celles de la Société typographique de Neuchâtel. Les libraires « installés » sont suspectés d’une maigre curiosité pour les questions économiques et sociales contemporaines et semblent davantage préoccupés de dénoncer les « roulants » qui leur prennent leur marché par de « mauvais livres ».
Des lectures privées à la lecture publique
Marcel Martinet, qui délaissa l’agrégation pour la poésie et devint le premier directeur littéraire de L’Humanité, nous fit passer au XXe siècle et, partant, des lectures privées à la lecture publique. Vincent Chambarlhac décrivit l’engagement de ce militant de la culture ouvrière au seuil de l’ère de la culture de masse : promoteur de la lecture à haute voix, du prêt aux familles ouvrières par la « planchette à livres », adepte d’une certaine forme de développement personnel passant par la connaissance de la littérature romanesque, y compris bourgeoise – contre l’avis du Parti communiste – car elle permet de comprendre la société. Proche par certains aspects des positions de Michel de Certeau, le poète pacifiste s’enferma dans « la vision sociale d’une classe ouvrière opposée au reste de la Nation » contredite par le brassage de la Grande Guerre.
En 1972, la Bibliothèque municipale (BM) de Dijon proposa une exposition sur Martinet, ai-je rappelé en présentant les résultats dijonnais de l’année internationale du livre. Il ne faut pas oublier combien, à cette époque, les enjeux de la lecture publique étaient assujettis à ceux de l’enseignement. Paradoxalement, on peut considérer que la mairie avait suivi les encouragements de l’Unesco en disséminant les livres par le soutien à de micro-dessertes extérieures à la BM. Cependant le rejet manichéen des bibliothèques « classiques » (pour reprendre l’expression du conservateur de l’époque, Pierre Gras) au profit d’une conception de la lecture publique principalement fondée sur le libre accès, atteint des limites sur lesquelles on doit aujourd’hui s’interroger.
Philippe Poirrier élargit les perspectives en montrant comment, tout au long du siècle, s’opposèrent à Dijon deux tendances, celle refusant toute distinction entre cultures populaire et savante et celle illustrée par Gaston-Gérard, maire de Dijon et haut commissaire au tourisme en 1930, qui préférait l’expression de « musée du livre » à celle de bibliothèque municipale. Au final, la place des associations, notamment l’Association bourguignonne culturelle, fut particulièrement importante, obligeant Albert Poirot, à partir de 1983, à « re-municipaliser » un service de lecture publique déficient, toujours en concurrence directe – sur le plan de l’investissement – avec un puissant musée des Beaux-Arts.
Plaidant en conclusion pour une histoire du livre conçue comme un projet d’histoire totale, Frédéric Barbier a insisté sur la nécessaire différenciation des réseaux de production et de diffusion des livres : l’histoire des livres et celle de la lecture. Chacun pourra en juger dès 2005, à parution des actes de ce riche colloque dans les Annales de Bourgogne.