Accès à l'information et droit d'auteur
Anne-Marie Bertrand
Dans le cadre du Salon du Livre de Paris, huit associations professionnelles regroupées 1 ont manifesté une nouvelle fois leur opposition au projet de loi transposant la directive européenne de 2001 sur « les droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information », c’est-à-dire, pour faire vite, sur l’accès à l’information numérique. Cette prise de parole prenait place dans le cadre d’une table ronde tenue le 22 mars : « Accès à l’information et droit d’auteur : une solution équilibrée est-elle encore possible ? ».
Ce qui est en jeu
En ouverture, Gilles Éboli, président de l’ABF et porte-parole des associations, évoquait à la fois la « cohésion professionnelle » sur cette question, et « l’inquiétude quant aux enjeux qui se profilent derrière ce projet de loi » (adopté en Conseil des ministres le 12 novembre 2003). Les associations ne se satisfont pas du choix de la solution contractuelle, choix opéré par le gouvernement, mais demandent que la loi garantisse l’accès le plus large possible à l’information. Gilles Éboli rappelle la position des associations : « Nous souhaitons voir le service public culturel garanti par la loi, par le biais d’exceptions », exceptions dûment proposées dans la directive européenne. Les associations, par un communiqué commun du 20 janvier 2004, demandent l’adoption de cinq exceptions :
– l’exception de copie privée (déjà reconnue en droit français) ;
– l’exception spécifique aux bibliothèques, établissements d’enseignement, musées et services d’archives ne recherchant aucun avantage commercial ;
– l’exception à des fins pédagogiques ou de recherche ;
– l’exception au bénéfice des personnes handicapées ;
– la citation à des fins critiques ou de revue.
L’excellente animatrice de la table ronde, Isabelle Falque-Pierrotin, conseillère d’État, rappela le contexte du débat. Le droit d’auteur, depuis le XIXe siècle, est un équilibre entre la protection de l’auteur et de son œuvre, d’une part, et l’accès du public à l’information, d’autre part. Le dernier traité adopté par l’OMPI, en 1996, évoque la nécessité de maintenir un équilibre entre le droit des auteurs et l’intérêt général.
Internet change radicalement cette donne : du côté du public, émerge une culture du gratuit, du partage, le consentement à payer diminue, en même temps que la notion d’œuvre se dissout dans l’information ; du côté des auteurs, on assiste symétriquement à une crispation, qui mène à l’encadrement de l’accès à l’œuvre par des mesures techniques (les DRMS), destinées à empêcher la « contrefaçon ». L’équilibre, analyse Isabelle Falque-Pierrotin, s’en trouve modifié.
Aujourd’hui, le débat se cristallise sur l’adoption des exceptions. Seules deux ont été retenues dans le projet de loi : une exception de copie dans le cadre du dépôt légal des œuvres numériques et une exception pour les personnes handicapées – l’exception de copie privée étant étroitement encadrée. Outre les associations organisatrices de ce débat, ont été citées comme mobilisées dans cette « guerre des exceptions » la Conférence des présidents d’université (CPU), la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), EBLIDA ou l’IFLA. Sous des formes diverses, elles insistent, elles aussi, sur le savoir, la culture, l’information comme « biens publics » et non comme propriété des ayants droit, et sur les bibliothèques comme lieux privilégiés de l’accès public à cette information.
Positions, dispositions, propositions
La table ronde permit à certains acteurs de ce débat de s’exprimer. La représentante de la SCAM (Société civile des auteurs multimédias), Marie-Christine Leclerc Senova, avait la lourde tâche de présenter le point de vue des auteurs devant une salle comble et très largement acquise à la cause des bibliothèques. Elle rappela le principe premier (« Il n’y a pas de création, il n’y a pas de culture si les droits d’auteur ne sont pas protégés ») et l’objection circonstancielle : la demande d’exception soutenue par les bibliothécaires est radicale et imprécise. Sur quoi porte-t-elle : l’accès en ligne libre pour tous ? Pour les adhérents des bibliothèques ? Il faut, dit-elle, débattre et rapprocher les points de vue pour aboutir à des accords contractuels.
Julien Dourgnon, représentant UFC-Que choisir ?, évoqua les difficultés engendrées par des mesures purement techniques de protection – qui limitent sévèrement le droit de copie privée (par exemple, d’un disque dur sur un baladeur numérique) – et par la grâce desquelles « nous sommes tous devenus des pirates ». Catherine Desbuquois (association Braillenet) apporta un piment supplémentaire en expliquant que l’exception pour personnes handicapées ne résolvait en rien la question de l’édition adaptée, qui est principalement économique (« Ça coûte très cher et ça ne rapporte rien »). Yves Alix (bibliothèques de la Ville de Paris) se réclamait d’un poste d’observateur – il a dirigé Le droit d’auteur et les bibliothèques, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000 – pour ne pas prendre parti mais formuler quelques remarques : la transposition de la directive européenne va se faire dans le plus grand désordre, sans aucune harmonisation entre les pays européens ; le numérique change la donne car il permet aux uns de tout pirater, aux autres de tout verrouiller ; les exceptions ne sont pas forcément des solutions : le cadre contractuel peut être plus ouvert que la loi.
Il revenait ainsi à la seule Geneviève Gourdet, présidente de l’Université de Nice et présidente de Couperin, de défendre la demande d’exceptions, et notamment la demande d’une « exception pédagogique et de recherche » soutenue par les universités. Elle avança trois types d’arguments, du plus stratégique au plus pratique. D’abord, que les universités sont des médiatrices dans l’accès au savoir et à la connaissance, et que « la libre circulation des idées et des informations est la garantie de la recherche ». Ensuite, que les universitaires participent à la production des œuvres et occupent ainsi une place paradoxale de producteurs et utilisateurs de l’édition. Enfin, que les universités payent déjà pour les droits de reproduction et pour le droit de prêt : les budgets ne sont pas extensibles et des charges supplémentaires risquent bien d’être assumées au détriment d’autres dépenses, notamment des achats documentaires.
François Stasse, l’ancien directeur général de la BnF, vient d’être chargé par le ministre de la Culture de « la mission d’organiser les discussions entre les représentants des bibliothèques [publiques], d’une part, et les ayants droit, d’autre part, afin d’aboutir à un protocole conciliant les besoins du service public et le respect des droits d’auteur et des droits voisins ». Un deuxième médiateur devrait être prochainement nommé côté Éducation nationale.