Les bibliothèques dans la société mondiale de l'information

Juliette Doury-Bonnet

La section Étude et recherche de l’Association des bibliothécaires français a proposé le 1er mars dernier une journée d’étude à la Bibliothèque nationale de France. L’objectif était de faire le point sur la place des bibliothèques dans la société mondiale de l’information. Devant un auditoire clairsemé, Anne Le Lay, présidente de la section, a souligné les questions suscitées par la multiplicité des colloques et des sigles. « On a parfois du mal à cerner ces institutions, leur interaction, etc. Quelles sont les conséquences directes dans notre vie de professionnels de la documentation ? »

Les mutations de l’industrie de l’information

Michel Vajou, consultant (MV Études et conseil), est intervenu sur les mutations de l’industrie de l’information et leur impact sur les usages et les médiations de l’information. Le système de la communication scientifique s’est transformé. Naguère, son organisation était séquentielle : éditeurs primaires, éditeurs secondaires (bibliographies), médiateurs commerciaux (centrales d’achats et serveurs agrégateurs) et « deux acteurs souvent oubliés », les émetteurs d’information, les chercheurs, et les bibliothèques en bout de chaîne. Mais des tensions nouvelles, des conflits d’intérêt sont apparus. Depuis cinq ans, les grands éditeurs primaires cherchent à établir le contact avec le client final, alors que jusque-là les agences d’abonnement se chargeaient de la diffusion. Ainsi Elsevier a refusé aux agences la gestion de la plate-forme Science Direct.

Cette « stratégie de désintermédiation » s’explique par la volonté de contrôler les nouveaux modes de commercialisation de l’information. Les éditeurs, soumis à une forte pression sur leur chiffre d’affaires, cherchent désormais à vendre un service global. De plus, l’électronique leur permet de décliner les produits pour les personnaliser et cela nécessite un contact avec les grandes entreprises clientes qui, de leur côté, cherchent à rationaliser la fourniture des documents. Si ce processus concerne surtout le monde de l’entreprise, l’impact sur les bibliothèques existe : les plus grandes d’entre elles négocient directement avec les éditeurs.

La production de contenus est un secteur à la fois très concentré (40 % des titres pour les trois plus grands groupes, Elsevier, Springer-Kluwer et Thomson) et très atomisé (60 % des titres répartis entre 6 000 éditeurs scientifiques). Si les petits éditeurs voient d’un bon œil la mutualisation des guichets d’accès, les plus grands ont des intérêts divergents. Ainsi la base de données de références bibliographiques Pub Science, mise en ligne par le Département américain de l’énergie, a été abandonnée en novembre 2002 sous la pression des grands éditeurs.

La mutation se fait sentir aussi au niveau des éditeurs secondaires. À la fin des années 1990, un désintérêt pour les outils bibliographiques est apparu pour deux raisons : la montée en puissance des bases en texte intégral et celle d’Internet et d’outils comme Google. À partir de 2002, dans le monde anglo-saxon, un retour en arrière s’est amorcé : Cambridge Scientific Abstracts, par exemple, a racheté des bases à des sociétés savantes. Les bases de données sont de plus en plus un sas vers le document primaire grâce à des liens.

Traditionnellement, les bases étaient produites par des éditeurs secondaires comme l’Inist en France. Aujourd’hui, les éditeurs primaires font pression pour récupérer la dimension de référencement qui donne accès au contenu et cherchent à interdire la production de résumés. On va bientôt voir apparaître de nouveaux acteurs du référencement, les agrégateurs de texte intégral (tels que Lexis Nexis ou Factiva). Actuellement, l’indexation manuelle constitue un gros handicap…

Les grands moteurs de recherche, « très utilisés par les chercheurs bien qu’ils soient contaminés par la logique commerciale », ont le potentiel pour devenir des acteurs importants dans le secteur de l’information professionnelle. Le modèle économique grand public et la publicité sont encore de mise. Mais déjà « Google n’hésite pas à se présenter comme une bibliothèque virtuelle sans les intermédiaires traditionnels ».

Les médiateurs commerciaux connaissent eux aussi des évolutions. Les agences d’abonnement sont à la croisée des chemins : leur rôle de centrale d’achats pour les produits papier est en régression. Elles se recentrent sur trois missions : l’agrégation de contenus multi-éditeurs ; la prestation des services pour les éditeurs petits et moyens ; la production de contenus.

Les serveurs agrégateurs de la première génération, auxquels ont affaire les bibliothèques, sont confrontés à de nouveaux acteurs encore peu actifs dans le contexte français, comme Ingenta.

Si la logique de concentration a des conséquences sur les clients confrontés à quelques grands éditeurs tout puissants, il y a aussi concentration de la demande et montée en puissance des logiques consortiales. Le paysage est en complète évolution.

Michel Vajou a enfin évoqué les mutations des produits et des services :

– Modification de la « granularité de l’information » : l’unité de vente n’est plus le périodique, mais l’article. Le phénomène commence à toucher le livre : certains éditeurs vendent des bibliothèques de composants à partir desquels l’usager peut composer son livre électronique.

– Valeur ajoutée navigationnelle : un document n’est plus isolé, il est lié par de l’hyperlien à d’autres documents. Ainsi, la base CrossRef, qui regroupe 250 éditeurs, est utilisée pour la création de liens directs entre articles scientifiques provenant d’éditeurs différents. Les éditeurs cherchent à s’approprier les bases de liens pour en faire un sas vers leur production.

– Développement des environnements de travail intégrés : ISI Web of Knowledge est un exemple de cette nouvelle génération de services en ligne. À l’œuvre dans le monde de l’information financière, cette logique passe à présent à l’information scientifique. Les éditeurs cherchent à « refaire le coup de Microsoft Office qui a balayé les autres éditeurs de bureautique ».

Quelles sont les conséquences pour les professionnels de l’information ?

Trois intervenants ont évoqué les conséquences sociales, juridiques et politiques de la société mondiale de l’information pour les professionnels. Selon Michel Fauchié (Médiathèque de La Roche-sur-Yon), un changement social et culturel s’impose dans les bibliothèques. « Comment intégrer une démarche raisonnée face aux apports incontrôlés de savoirs sur Internet ? », s’est-il interrogé. Il a souligné un paradoxe : « La bibliothèque fournit la plume et l’encre (l’ordinateur), l’usager apporte le savoir. » Il va falloir bâtir une relation différente avec le public.

Dans la perspective de la transposition de la Directive européenne et d’un débat au Salon du livre de Paris, Michèle Battisti (ADBS) a rappelé les principes du droit d’auteur, « résultat d’un compromis social » entre intérêts publics et privés – même si ce droit n’est pas le seul qui soit susceptible d’avoir des impacts sur nos pratiques. Elle a constaté que l’équilibre était menacé dans l’environnement numérique. « La période à venir s’avère hybride » : elle se caractérise par le rapprochement des systèmes juridiques, la concentration des droits, l’érosion du domaine public et le succès des modèles alternatifs.

Pour Jean-Philippe Accart (Réseau des bibliothèques de Suisse occidentale), un des problèmes politiques majeurs est la différence d’accès à l’information, en particulier dans les pays du Sud. Il a évoqué le premier Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), qui a été très critiqué dans la presse. Au départ, les bibliothèques n’y étaient pas associées. Mais, au sein de l’IFLA, les professionnels ont pris conscience des enjeux. Lors d’un pré-sommet, en novembre 2003, 200 bibliothécaires venus de 70 nations ont fait un état des lieux de l’accès à l’information dans leur pays. Bien sûr, la différence des situations est criante. Les délégués ont pu rencontrer les politiques. Il y a eu beaucoup d’échanges : il s’agissait de convaincre les représentants de l’Onu d’intégrer les bibliothèques aux débats. Grâce à ces efforts, les bibliothèques sont maintenant prises en compte dans la Déclaration de principes et dans le Plan d’action du Sommet. C’est déjà une victoire. Mais il reste du chemin à parcourir et des chantiers à engager. Car si les bibliothèques sont reconnues comme points d’accès à l’information, cela ne recouvre pas la même chose selon les pays. « Dans certains pays, l’accès à l’information, c’est l’accès au bureau de poste ! »