Des Alexandries. II, Les métamorphoses du lecteur

par Philippe Hoch
sous la dir. de Christian Jacob. Paris : Bibliothèque nationale de France, 2003. – 310 p. ; 24 cm. – (Les Colloques de la Bibliothèque nationale). ISBN 2-7177-2219-X : 25 €

La renaissance de la bibliothèque d’Alexandrie invitait très naturellement à la tenue de rencontres érudites portant sur la circulation des savoirs, la transmission d’âge en âge des traditions textuelles, la confrontation des héritages d’hier et des perspectives de demain. Ainsi, à l’initiative conjointe de la Bibliotheca Alexandrina et de la Bibliothèque nationale de France (BnF), sous un titre riche de promesses et de rêves – « Des Alexandries » – un colloque international s’est tenu, en 1999, organisé d’abord à Paris, puis, pour la seconde partie, dans le bâtiment du nouvel établissement égyptien.

Le premier volume des actes, intitulé Du livre au texte, rassemblait les communications présentées à la BnF. Quant au second volet du diptyque, il porte sur Les métamorphoses du lecteur. Vingt et une contributions de haut niveau, réparties en quatre parties introduites par une stimulante synthèse de l’éditeur, forment un ensemble polyphonique où chacun, quels que soient ses intérêts et ses curiosités, pourra puiser à loisir.

Maître d’œuvre de la publication, Christian Jacob propose, à titre de liminaire, un « art de lire », entre méditation et programme, parcours historique et réflexion philosophique. Mais la lecture à laquelle s’attachent plus particulièrement les exposés rassemblés pour la circonstance relève d’un genre particulier, celui de la « lecture savante », dans et par laquelle les livres sont « objet ou instrument de savoir, de sagesse, de sens », relation appelant à son tour l’écriture, dans une dialectique toujours à l’œuvre.

Les blessures de Satan

Une première partie examine le lien, intellectuel mais aussi d’une certaine façon concret, qui unit le lettré à ses livres ; objets considérés « dans leur matérialité, dans les processus de leur fabrication, dans l’économie marchande et symbolique de leur circulation sociale ». Les exemples sont empruntés à la Mésopotamie antique (Jean-Jacques Glassner) ou à l’Égypte byzantine, dont le patrimoine littéraire est désormais mieux connu grâce à l’apport des papyrus. Leur étude met en évidence, selon Jean-Luc Fournet, combien la forme des documents, leur texture et l’éclosion du sens sont liées ; « un fait paléographique ou codicologique, bien interprété, est bien plus qu’un fait purement matériel ou physique : il est à sa façon un microcosme culturel ».

Et la copie des livres, qui rend ce monde possible, est elle-même investie, en Occident cette fois, d’une dignité nouvelle que les auteurs du Moyen Âge mettront en évidence par la célébration du copiste, dont la tâche n’est plus manuelle et mécanique, mais véritablement intellectuelle, voire spirituelle, au sens religieux du terme, comme le souligne Guglielmo Cavallo dans sa belle contribution « Lire, écrire et mémoriser les Saintes Écritures ». En calligraphiant le texte sacré, le moine combat le Malin ; selon Cassiodore, « Satan reçoit autant de blessures que le Scribe du Seigneur copie de mots »

La perspective résolument comparatiste qui était celle du colloque d’Alexandrie nous vaut deux études encore, portant l’une sur la Chine impériale, l’autre sur l’Égypte des Fatimides. Jean-Pierre Drège se demande « comment on devient lecteur » dans l’Empire du Milieu, soulignant le rôle que jouent la lecture, la mémorisation, la lente assimilation mentale, mais aussi la copie des Classiques dans le modèle d’éducation chinois. Pour les Fatimides qui conquirent l’Égypte au Xe siècle, le livre apparaissait pareillement comme l’instrument privilégié « d’un grand mouvement religieux, philosophique et social ». Il se traduisit notamment par l’édification d’une « Maison du savoir » riche d’une fabuleuse bibliothèque, dont Ayman Fu’âd Sayyid s’efforce d’identifier les reliques sauvées de la dispersion et de la destruction consécutives à la chute des Fatimides.

S’approprier les textes

La culture savante est indissociable d’une appropriation des textes par le lettré, qui entreprend de les soumettre « à ses propres exigences d’intelligibilité ». Une seconde partie explore ainsi « la fabrique de la lisibilité », les pratiques très diverses d’adaptation des œuvres à l’usage et pour le bénéfice intellectuel ou moral du lecteur. Ainsi, par exemple, en s’attachant à la poésie grecque, Gregory Nagy montre, contre les idées communément reçues, que la scriptio continua, l’écriture sans séparation entre les mots, « n’est pas un obstacle pour la mécanique de la lecture », surtout lorsque cette dernière se fait à haute voix. En s’intéressant pour sa part aux Vies d’Alexandre qui magnifient le Conquérant, François de Polignac met en évidence le « travail de mise en forme d’un savoir partageable » auquel ces textes ont pu donner lieu dans le monde musulman.

Relevons encore l’exposé que Jean-Marc Chatelain consacre aux lecteurs humanistes de la Renaissance et plus particulièrement aux pratiques de l’annotation et de la copie de citations, par lesquelles se traduit la lecture dans sa forme la plus accomplie. Le premier de ces exercices « constitue l’un des dispositifs essentiels et forme peut-être même le cœur de l’art de lire qui se développe » au XVIe siècle. Le commentaire marginal est alors indissociable de « l’ars excerpendi, c’est-à-dire l’art d’extraire, l’art d’annoter en faisant des collections d’extraits de ses lectures ».

Les chantiers de la lecture

La réception active, créatrice, de l’univers textuel par le lecteur peut être décrite, selon les termes de Christian Jacob, comme un « métier ». La troisième partie du volume porte alors sur les « chantiers » que le lecteur savant ne cesse de mettre en œuvre, dans une « alchimie de l’imaginaire et de la pensée », afin de mémoriser les textes – « lire, c’est écrire sur les tablettes de la mémoire » –, d’explorer plus avant leur sens au moyen des commentaires ou encore de les discuter ou de les méditer.

Aux yeux de Jean Irigoin, qui rouvre le copieux dossier homérique, pour les Grecs et spécialement « les érudits du Musée d’Alexandrie » confrontés à la poésie, « lire, c’est d’abord chercher à comprendre », à expliquer les difficultés du texte d’Homère, voire à l’améliorer. En Chine, pareillement, les Classiques, que l’on tendrait à considérer comme des « monuments gravés une fois pour toutes dans le bronze ou la pierre », se caractérisent au contraire, comme le note Anne Cheng, par « une multiplicité et une diversité infinies de pratiques de lecture », variables selon les époques, visant à l’acquisition du savoir ou poursuivant une quête d’ordre spirituel.

« Dans la bibliothèque de sa mémoire »

À cet égard, l’Occident médiéval n’est pas si éloigné de la civilisation chinoise. Appelée à contribuer « à la formation du jugement éthique et du caractère personnel », la lecture au Moyen Âge demeurait indissociable de la mémoire, qu’une formule citée par Mary Carruther comparait à une bibliothèque. Jean Céard rappelle de son côté que « l’éloge des bibliothèques est un grand thème des humanistes ». S’attachant à Guillaume Budé, il reconnaît dans les fonctions de « Grand Maître » de la Bibliothèque du roi qu’occupa l’illustre humaniste « le symbole de sa relation privilégiée avec les livres », leur vouant l’essentiel de son activité, sous la forme de l’annotation, du commentaire, de l’édition. Il reste à évoquer, avec Natania Meeker, une dernière figure, surgie du siècle des Lumières, celle de La Mettrie, lequel se plaisait à mettre « en scène le plaisir trouble du lecteur » et compara l’exercice de la philosophie à « l’activité amoureuse », la « philosophie matérialiste » prenant la forme d’une « lecture libertine ».

Ultime étape – et dernière partie du livre – la lecture, telle que la pratiquent les milieux lettrés, trouve son prolongement dans l’écriture. Le lecteur devient commentateur, à la façon de Philitas de Cos, personnage important de l’Alexandrie du temps des Ptolémée, dont Peter Bing évoque les travaux de lexicographe et de poète. Autre commentateur, et non des moindres, Origène applique à la Bible, lue, pour l’Ancien Testament, dans le texte hébreu, les méthodes du grammatikos, du philologue rompu à l’étude des classiques grecs, sans méconnaître, comme le souligne Lorenzo Perrone, « la nature différente du texte inspiré qui trouve sa clé herméneutique dans l’avènement du Christ ». Dans ses commentaires, Origène fait « preuve d’une acribie philologique assez remarquable pour l’époque », soumettant le texte à un examen complet et gradué.

La culture des lieux communs

À cette approche du critique, rivé à un texte qui le transcende, s’oppose la démarche plus papillonnante des compilateurs de recueils de lieux communs, genre florissant à la Renaissance, auquel Ann Moss consacre un passionnant exposé. D’abord à usage domestique et formés par les lecteurs eux-mêmes, plume à la main, au hasard d’explorations toujours recommencées dans l’univers des livres, ces florilèges furent ensuite imprimés, largement diffusés, inspirant à leur tour, par leur structuration et le découpage du savoir qu’ils suggéraient, de nouveaux recueils. Ce type d’ouvrage, expression d’une culture commune, « fut pour des générations de lecteurs un instrument des plus efficaces pour extraire, emmagasiner et retrouver l’information à une époque où la technique nouvelle de la presse à imprimer avait imposé à l’Europe occidentale une surcharge de connaissances ».

Aujourd’hui, dans un contexte de démultiplication et d’« explosion » du savoir, « des techniques d’assistance à l’orientation sont indispensables » et l’internaute appelle de ses vœux les balises qui faciliteront sa « navigation ». La « mémoire électronisée en réseau » pose de nouveaux problèmes et, aux yeux de Bernard Stiegler, « il n’y a pas encore de base théorique herméneutique et philologique disponible » qui puisse répondre à son « extrême singularité ». Dans le cas de la traduction, en tout cas, l’usage des ordinateurs transforme en profondeur le travail des « passeurs », comme Jean-Pierre Lefebvre le montre de façon convaincante.

Il convient, en conclusion, de rendre hommage à la qualité du travail éditorial mené tout au long de ce volume d’une érudition qui s’efforce de ne pas être pesante, dont la mise en forme et la relecture sont irréprochables.