Hommes de médias, hommes de culture (1945-2003)
Presse écrite, radio, télévision
Juliette Doury-Bonnet
Une journée d’étude s’est déroulée le 19 décembre 2003 à l’Inathèque de France sur le thème « Hommes de médias, hommes de culture (1945-2003) : presse écrite, radio, télévision ». Elle était organisée par l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
Christian Delporte, professeur au CHCSC, a présenté la journée, conçue autour de trois originalités : son sujet, peu fouillé par les historiens ; sa construction, un dialogue entre chercheurs et acteurs ; l’apport de documents sonores et audiovisuels de l’Ina pour nourrir les propos échangés. Il s’est interrogé sur la conception de la culture par les médias, sur le problème de la vulgarisation, sur le rôle du journaliste dans la chaîne du savoir. Il a pointé les frontières floues entre la critique et la promotion, l’existence de réseaux.
Culture et presse écrite
La matinée fut consacrée aux rapports entre culture et presse écrite. Patrick Éveno (Paris I-Sorbonne), dans son intervention « Du Temps au Monde, ou des feuilletons aux suppléments », demanda « comment on traite de la littérature dans un quotidien destiné aux élites ». Il relata l’histoire des feuilletons et des feuilletonistes du Temps puis du Monde et l’évolution vers le supplément Le Monde des livres. « Les feuilletons ont été petit à petit phagocytés puis digérés par Le Monde des livres. » Il distingua deux catégories de feuilletonistes : les littéraires, journalistes à vocation d’écrivains (comme Émile Henriot) et les spécialistes de leur sujet, souvent universitaires. En 1967, un nouveau supplément, Le Monde des livres, est confié à Jacqueline Piatier. Celle-ci essaie de former une équipe ; à la différence des anciens chroniqueurs, elle n’ambitionne pas de carrière littéraire. Dans les années 1970 et 1980, Le Monde des livres se professionnalise. De plus en plus, ce sont des journalistes qui traitent des livres. C’est une réussite éditoriale et commerciale, comme en témoigne la publicité.
Patrick Kéchichian, journaliste au Monde des livres, souligna l’importance de la suppression du feuilleton en juin 2001, due à une volonté de renouvellement et de rajeunissement (« Les jeunes ne lisent plus des papiers si longs »). « Ce qui disparaît, c’est la critique littéraire en majesté. » La position de « l’homme de cabinet qui rendait compte en toute liberté » n’est plus acceptée. Désormais, Le Monde des livres est fait par des journalistes, des pigistes spécialistes d’un domaine et des écrivains (comme Philippe Sollers ou Hector Bianciotti), dont les articles sont mis en valeur, car « un écrivain a un style qui donne à sa critique un plus par rapport aux journalistes ».
Laurent Martin (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) a retracé la carrière de l’auteur dramatique et scénariste Henri Jeanson qui fut aussi journaliste (en particulier au Canard enchaîné). L’expérience du cinéaste a alimenté l’activité du journaliste, polémiste et critique féroce, en particulier dans sa dénonciation de la censure et dans son refus du « déferlement du cinéma américain ». Henri Jeanson avait le « souci du grand public par rapport à une critique plus élitiste ».
Philippe Tétart (université du Mans) a brossé l’aventure de France-Observateur qui de 1950 à 1960 réussit à fidéliser un lectorat autour d’une approche critique et politisée de la culture. Les années 1960-1964 ont constitué un tournant : le journal est en faillite, France-Observateur, porteur d’une culture d’avant-garde, est dans l’impossibilité de « passer du politique au journalistique ».
Claire Blandin (Paris XII-Créteil) a décrit avec causticité le traitement de l’histoire et des historiens au Figaro littéraire, de 1946 à 1971. L’historiographie contemporaine y est prise pour cible, la « petite histoire » valorisée. Il s’agit de « guetter les interférences plaisantes de l’actualité et du passé » (Pierre Audiat), car « l’histoire, avec les attraits du roman, nous rend à l’authenticité de la vie » (Maurice Noël).
Alain-Gérard Slama (IEP Paris), chroniqueur au Figaro, a reconnu que 1946-1971 n’avait pas été une période très brillante pour Le Figaro littéraire. Il a souligné que ce qui caractérise la presse de droite, c’est son éclectisme, qui consiste à donner la parole à de grands écrivains, et une rupture très forte entre les pages culturelles et les pages politiques. Le Figaro littéraire témoigne certes de plus d’intérêt pour la littérature que pour l’histoire et les sciences sociales.
Culture et audiovisuel
Agnès Chauveau (université Paris X-Nanterre) a esquissé les grands thèmes des tables rondes de l’après-midi centrées sur l’audiovisuel et « jalons d’une histoire qui reste à écrire ». Elle a souligné le mépris des intellectuels à l’égard de l’audiovisuel qui leur semble menacer le monde de l’écrit. Ils ont manifesté très tôt leur rejet, craignant l’aliénation culturelle et politique, et stigmatisé, à l’instar d’André Malraux, « les industriels du sexe, du sang et du rêve ». Les premiers dirigeants de l’audiovisuel clament pourtant leur volonté de démocratisation de la culture, mettent en avant l’ouverture d’une nouvelle fenêtre sur le monde et encouragent la prise de parole. Mais il est difficile de définir la culture audiovisuelle : il s’agit d’un « flux morcelé et ininterrompu de spectacles très divers ». La radio et la télévision ont du mal à s’affirmer comme des arts, comme ont pu le faire la bande dessinée ou la chanson : « Il n’y a pas de téléphilie, seulement des téléphages. » Cependant, l’étude des programmes montre que les intellectuels ont collaboré assez tôt : adaptation d’œuvres culturelles, vulgarisation des savoirs…
Yannick Dehée (Le Temps des médias) s’est penché sur les émissions de cinéma à la télévision depuis les années 1950. Le tableau actuel est assez sombre : la promotion a tout envahi. « La consternation s’empare de nous », comme l’a résumé Jean-Jacques Bernard (journaliste à Ciné Cinéma Classic).
En présence de Pierre Dumayet, Sophie de Closets présenta l’émission Lectures pour tous (1953-1968). La télévision est alors un espace d’expérimentation, il n’y a pas encore de culture professionnelle. L’équipe de Lectures pour tous (Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes, Max-Pol Fouchet et Nicole Vedrès) vient de la radio et de l’édition et a une culture littéraire classique. Son ambition est de toucher un maximum de téléspectateurs, avec des moyens financiers limités. Un langage audiovisuel se met en place progressivement. Lectures pour tous demeure de la « radio filmée » jusqu’à ce que le réalisateur Jean Prat trouve un style visuel. Il exploite la singularité de la télévision pour être au plus près des écrivains. La caméra est attentive à tous les gestes. On écoute aussi les silences. La qualité d’écoute des intervieweurs compte pour beaucoup : « L’émotion tient à un dispositif intimiste, mais pas intrusif. » Aujourd’hui, constata Pierre Dumayet, « le rythme de la météo s’impose partout ».
Maryline Crivello (université d’Aix) et le journaliste Sampierro Sanguinetti présentèrent le magazine télévisé d’information culturelle Mediterraneo, financé par la Communauté européenne et mis en place dès 1994 dans le but de favoriser les échanges culturels entre les deux rives de la Méditerranée. Coproduit par France 3, Mediterraneo n’a jamais été diffusé en France au niveau national. Selon Sampierro Sanguinetti, une plus forte audience pourrait générer davantage de problèmes politiques pour la rédaction palermitaine du magazine.
Karine Le Bail, historienne et productrice à France Musiques, a esquissé l’histoire de la musique dite « classique » à la radio et des réformes de la station France Musique, « ghetto doré » (Henry Barraud) créé en 1963. Olivier Morel-Maroger, directeur adjoint de France Musiques, a souligné que, même si le public de la chaîne est réduit, la radio permet de « démultiplier l’audience des concerts » et de promouvoir de jeunes interprètes.
En conclusion, Christian Delporte a insisté sur la fin d’un monde. Le critique héritier de l’homme de lettres a disparu au profit du journaliste culturel. L’apaisement des querelles politiques, la démocratisation et la massification de la culture, la spécialisation ont eu raison du polémiste à la Jeanson. Le journalisme culturel s’est intégré à l’information. Agnès Chauveau a souligné l’importance de la radio et de la télévision comme instruments de diffusion culturelle. Là aussi, le travail de médiateur s’est transformé (parfois en parole promotionnelle) et s’est professionnalisé.