Journées d'études européennes sur les archives de cinéma
François Fiegel
Comme le souligne d’emblématique façon la succession d’événements qu’a connus en 2003 la Cinémathèque française (nomination de Serge Toubiana comme directeur général, adoption de nouveaux statuts et élection d’un nouveau président, Claude Berri) – ces divers éléments étant comme le prélude au prochain déménagement de l’institution dans les locaux de l’ex-American Center à Bercy –, le patrimoine audiovisuel représente aujourd’hui un enjeu majeur de la vie culturelle française.
Aussi ces deuxièmes journées d’études, organisées du 8 au 10 octobre 2003 par la BiFi (Bibliothèque du film) et la Bibliothèque nationale de France (BnF) dans le petit auditorium de cette dernière, offraient-elles une excellente occasion de faire le point sur les divers objectifs des institutions en charge du patrimoine cinématographique, mais aussi sur les difficultés qu’elles rencontrent dans l’exercice de leurs missions.
En dépit de la grande variété d’approches (technique, épistémologique, historique, voire psychanalytique…) qui a caractérisé les exposés, il est possible de dégager ici quelques lignes directrices.
Qu’est-ce qu’une cinémathèque ?
L’un des objectifs manifestes de ce type de rencontre – comme l’atteste déjà l’identité de ses organisateurs – est assurément d’envisager la question des « archives cinématographiques » de façon globale, c’est-à-dire en considérant à la fois le film et le « non-film » (livres, affiches…). Le rapprochement prévu à Bercy de la Cinémathèque française et de la BiFi après, pour reprendre l’expression de Bernard Latarjet (BiFi), une période de « divorce », va dans ce sens. Cependant – et ces phases de proximité et éloignement le prouvent à leur façon –, cette démarche n’est pas évidente 1. Certes, en dépit de l’hétérogénéité de leurs objets, les diverses institutions en charge du patrimoine audiovisuel remplissent toujours, de fait, ainsi que l’a rappelé Isabelle Giannattasio (BnF), quatre types de mission : collecte, signalement, communication et conservation. Mais, et sans doute touche-t-on là à la spécificité même de l’objet « cinéma », une cinémathèque constitue une réalité complexe.
Gabrielle Claes (Cinémathèque royale de Belgique) l’a bien montré : une cinémathèque, c’est à la fois une collection de films et des documents associés (livres, appareils…) permettant d’en « contextualiser » la réalisation, mais c’est aussi un lieu d’exposition des collections (par la programmation des films, en particulier) ou encore un centre de recherches. En ce sens, on pourrait, toujours selon G. Claes, en rapprocher la définition de celle que donne l’ICOM (Conseil international des musées) du musée 1.
L’évocation de ces multiples aspects fournit une clef pour comprendre la crise d’identité que traversent aujourd’hui ces établissements. À l’origine, on le sait, les cinémathèques ont été le fait d’individus isolés mus par leur seule passion (en France, Henri Langlois) 2. La période des « fondateurs » est désormais révolue et les archives sont entrées dans une ère de forte professionnalisation. Cependant, elles se trouvent quelque peu démunies face à l’ampleur et à la diversité de leurs missions.
De nouveaux défis
Une enquête réalisée en septembre 2003 par la BiFi auprès d’institutions européennes gérant des archives de cinéma a révélé chez beaucoup d’entre elles un fort besoin de formation. S’il existe ou a existé en Europe un certain nombre d’expériences probantes dont ont témoigné Heide Schlüpmann (Goethe-Universität, Francfort) et Thomas Elsaesser (université d’Amsterdam) ou, pour la France, Guy Fihman (Paris VIII), l’université demeure globalement perçue comme répondant plutôt mal aux besoins des cinémathèques. Gabrielle Claes, comme son homologue française Michelle Aubert (Archives françaises du film), a manifesté sa préférence pour un cursus spécifique, d’une dimension nécessairement internationale, qui se déroulerait dans des établissements du type de l’Institut national du patrimoine en France.
Le traitement du patrimoine audiovisuel nécessite ainsi la définition d’un certain nombre de « métiers » (liés à l’archivage, l’esthétique, la muséologie, la gestion…) garants de la spécificité et de l’identité des structures concernées. Mais, à l’horizon de cette question, formulée ainsi par Isabelle Giannattasio : « Former des spécialistes du cinéma à la conservation ou des conservateurs au cinéma ? », on voit poindre un enjeu plus fondamental, se situant cette fois sur un terrain théorique : celui de l’autonomisation – possible ou non – du cinéma par rapport à l’histoire de l’art. Ce fut notamment l’un des thèmes de réflexion développés par Jacques Aumont (Paris III-EHESS) dans un exposé au titre révélateur : « L’histoire du cinéma n’existe pas ».
La formation n’est pas, toutefois, l’unique défi auquel se trouvent confrontées les archives de cinéma.
À cette pression « interne », pour reprendre l’expression de Marc Vernet (BiFi), en correspond une autre, « externe », dont les manifestations sont multiples (concurrence des archives extra-cinématographiques, musées, chaînes thématiques…). Par ailleurs, la complexité des obstacles juridiques explique pourquoi, toujours selon M. Vernet, « l’exploitation est à la fois de plus en plus difficile et plus en plus nécessaire ». Mais en dernière analyse, Gabrielle Claes l’a bien souligné, c’est sur deux terrains décisifs que se joue l’avenir même des cinémathèques : les nouvelles technologies et la communication avec le public.
Les enjeux du numérique
Le développement du numérique n’a pas seulement bouleversé les habitudes des cinéphiles : il a contraint les cinémathèques elles-mêmes à envisager différemment leur travail. Ce qui ne manque pas de frapper dès lors, c’est le caractère foncièrement ambivalent de cette technologie.
D’un côté, Serge Toubiana dénonce ainsi ce qu’il nomme un « leurre » du marché actuel. Pour lui, le DVD découpe le cinéma en « micro-territoires » alors que la cinéphilie doit s’envisager bien plutôt comme quelque chose d’universel, faute de quoi on en vient à perdre le cinéma comme « art », comme « geste ». Si, dans ses formes anciennes, elle s’est toujours accompagnée de problématiques esthétiques fortes, ce n’est plus le cas maintenant. On voit d’ailleurs mal comment la cinéphilie pourrait être exclusivement liée à un seul type de support.
Mais d’un autre côté, le numérique joue aujourd’hui un rôle essentiel dans la conservation et la restauration du patrimoine cinématographique et audiovisuel et en facilite grandement la consultation 3. C’est ainsi, précise Michelle Aubert, que les Archives françaises du film ont entrepris de numériser le dépôt légal des films sur support photochimique dont elles ont la charge dans la perspective de la prochaine consultation de ces documents à la BnF (une antenne des Archives du film sera bientôt installée dans ce but à Tolbiac).
Notons enfin que le ministre de la Culture et de la Communication a récemment confié sur le thème de la numérisation des archives audiovisuelles une mission à un inspecteur général de l’administration des affaires culturelles, Hubert Astier, dont les conclusions sont attendues au premier semestre de l’année 2004.
Quel(s) public(s)?
Longtemps, la question de savoir s’il fallait privilégier, dans une cinémathèque, la conservation ou la « monstration » a divisé les responsables des principales institutions en deux grands « courants 4 ». Aujourd’hui, il apparaît clairement qu’il faut à la fois « conserver et montrer 5 ». Ceci étant, la question du « public » des archives cinématographiques est complexe. La quasi-disparition – unanimement constatée – de la cinéphilie traditionnelle fait apparaître de nouveaux enjeux qui ne se confondent pas avec ceux de la recherche universitaire.
Cette dernière joue cependant ici un rôle spécifique dans la mesure où elle contribue à modifier le regard que l’on peut porter sur les collections elles-mêmes. Les interventions de Michèle Lagny et de Pierre Sorlin ont ainsi toutes deux insisté sur le caractère stérile d’une approche purement « patrimoniale », qui fige son objet, alors que la recherche doit précisément s’efforcer de dégager la richesse de significations d’un ensemble et assurer la circulation des savoirs. Comme l’a souligné Jean-Michel Rodes (Institut national de l’audiovisuel), la relation chercheur-institution s’opère sur un mode « dialectique », chacun des deux termes « s’auto-constituant » au contact de l’autre.
Par leur analyse des fonds, les chercheurs contribuent, de fait, à la valorisation de l’offre documentaire, ce qui permet, en retour, de stimuler la demande. Répondre à celle-ci dans sa plus extrême diversité, telle est bien l’ambition du projet de Bercy, dont l’ombre n’aura finalement cessé de planer sur toutes ces rencontres 6.