Algérie, l'accès aux sources

Mémoires éclatées, histoire en partage

Juliette Doury-Bonnet

La Bibliothèque publique d’information (BPI) a proposé le vendredi 28 novembre 2003 un colloque, « Algérie, l’accès aux sources », qui succédait aux manifestations déjà organisées dans le cadre de « Djazaïr, une année de l’Algérie en France » et témoignait de la coopération de la BPI avec les bibliothèques algériennes. Sous-titré « Mémoires éclatées, histoire en partage », il a abordé un aspect toujours sensible des relations entre la France et l’Algérie, le partage de la mémoire et l’accès aux archives écrites et orales.

En ouverture, Gérald Grunberg, directeur de la BPI, a souligné que « la libération de l’archive libère la parole des témoins » et que « le travail historique permet le passage d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune », selon la formule de Benjamin Stora. La bibliothèque doit être « un espace de déminage », même si « au service d’un pouvoir, elle peut entretenir le secret par la censure ». « L’accès aux sources est un bien public qu’il faut partager », a-t-il conclu.

Ouverture des archives et écriture de l’histoire

Pour Benjamin Stora (Institut national des langues et civilisations orientales), « les archives ne sont pas des lieux de mémoire inertes ; ce sont des gisements de savoir ». Leur mise en scène permet à l’histoire de faire revivre le passé. Celles de l’Algérie constituent un cas unique, car les archives des XIXe et XXe siècles sont en grande partie en France. Les Algériens veulent se les réapproprier pour écrire leur histoire. Les chercheurs ne peuvent se déplacer facilement, pour des questions de visa : la libre circulation, plus que le libre accès aux documents, est un problème, de même que la « tyrannie de la mémoire des acteurs ». Grâce à l’ouverture des archives étatiques (armée, police), des thèses ont pu être écrites ou sont en cours, mais il faut aussi remonter en amont, avant 1954, pour comprendre le pourquoi de la guerre d’Algérie. C’est un chantier énorme. Les archives militaires posent le problème de s’ouvrir et de se refermer au gré des conjonctures politiques. De plus, elles ne peuvent pas tout dire – pensons aux ordres « délicats ». Dans le cas de l’Algérie, société très largement paysanne et analphabète, il y a peu de traces écrites : ceux qui prennent la parole appartiennent à l’élite citadine. Il faut « fabriquer des archives orales », reconstruire les sources, ce qui est d’autant plus difficile que souvent les acteurs refusent de parler. Et il ne faut pas négliger les archives à caractère littéraire, récits de vie, romans.

Abdelmajid Merdaci (université de Constantine) s’est intéressé à l’accessibilité des sources du point de vue algérien. Il a souligné le manque d’archives concernant la période de la Guerre d’indépendance et l’absence d’un centre habilité à regrouper les documents. En Algérie, l’histoire n’est pas encore un enjeu de connaissance. La recherche est timide. Une grande partie de la population adhère à un « imaginaire guerrier », relayé par l’histoire scolaire et les médias, « qui privilégie la dimension militaire et occulte les perspectives politiques ». Il y a une forme de rétention de l’information et de la documentation. La difficulté est accrue par la nature du conflit, la multiplicité des luttes entre factions rivales. Abdelmajid Merdaci a regretté la privatisation de la mémoire. « La connaissance historique est la condition de la refondation de la citoyenneté en Algérie. »

La doctrine algérienne concernant les archives s’appuie sur le principe de territorialité pour revendiquer certaines archives qui ont été transférées en métropole en 1962. Selon Daniel Hick, conservateur au Centre des archives d’outre-mer, « les archivistes français considèrent qu’il n’y a pas de lien réel entre l’Algérie indépendante et des archives […] qui concrétisent l’œuvre de la France et font donc partie du patrimoine français ».

Sonia Combe, conservateur à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), a expliqué comment les archives viennent à l’historien. La BDIC reçoit de plus en plus de dons d’archives privées, motivés par le souci du donateur de garantir conservation et consultation. C’est à ce dernier de préciser les documents qui peuvent être communiqués et quand. La loi « obsolète » de janvier 1979 qui régit la collecte des archives publiques a fait l’objet de nombreuses critiques, surtout depuis 1991 et l’affaire du fichier juif. Le rapport de Guy Braibant, Les archives en France (1996), pointe plusieurs problèmes, dont la collecte parfois difficile des archives des administrations et du personnel politique et les différents délais de communication (cinq) au nom de la sécurité de l’État et de la protection de la vie privée. Les gouvernements successifs ont promis une nouvelle loi qui n’est pas venue. Actuellement, les dérogations pour consulter les archives « sensibles » sont accordées systématiquement, mais les étudiants de maîtrise et les chercheurs étrangers sont pénalisés. Le principe de la dérogation limite l’accès et constitue un droit de regard sur ce qui est un bien public. Une crise traverse la communauté des archivistes qui deviennent des « gardiens de secrets d’État ». Sonia Combe a rappelé les menaces dont ont fait l’objet deux archivistes dans le cadre du procès qui a opposé Maurice Papon au journaliste Jean-Luc Einaudi. Elle a stigmatisé « l’abus de pouvoir de l’État » et a souhaité des conditions de consultation plus démocratiques. « Il faut faire face au passé et ne pas le laisser rôder comme les cadavres dans les placards », a-t-elle conclu.

L’historien devant la guerre d’Algérie

Sylvie Thénault (Institut d’histoire du temps présent – IHTP) a décrit les conséquences de l’accessibilité des archives sur le travail de l’historien. L’ouverture en 1992 des archives du Service historique de l’armée de terre (SHAT) à Vincennes et les moyens mis à disposition des chercheurs (personnel, salle de lecture) se sont traduits par le renouveau de l’histoire militaire de la guerre d’Algérie. La connaissance des aspects politiques et civils a beaucoup moins progressé. Pour échapper à la « médiation du regard militaire », le croisement avec d’autres sources s’impose évidemment.

Raphaëlle Branche (IHTP) a évoqué le travail de l’historien face à ces sources militaires « peu bavardes » conservées dans des cartons aux libellés « flous ». Elle a souligné l’effet négatif, en termes d’accès aux archives militaires, de la médiatisation de l’affaire Aussaresse. « Pour l’historien, ce témoignage donnait des informations précises sur les modalités de la répression à Alger. »

Depuis deux ans et la refermeture des archives du SHAT, écrire l’histoire militaire de la guerre d’Algérie, est-ce devenu mission impossible ? Jean-Charles Jauffret (Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence) a constaté que certaines recherches ne pourraient plus être menées aujourd’hui. Il a accusé la « nébuleuse au-dessus des chefs des services historiques des armées » – auxquels il a rendu hommage –, le fameux « cabinet du ministre ».

Après l’histoire politique, puis à partir de 1992, militaire, Benjamin Stora a proposé une troisième phase, celle des représentations, à travers les images. Les fonds de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense, de l’Agence France-Presse, de la Bibliothèque historique de la ville de Paris et des grandes agences donnent matière à regarder différemment la guerre d’Algérie, bien qu’il s’agisse d’une guerre d’un type nouveau, une guérilla invisible. Elle fut inégalitaire du fait de « l’immense machine de propagande militaire ».

Jean-Jacques Becker (université de Paris X-Nanterre) a rappelé « le travail de l’archiviste qui a traité, classé, indexé en amont ». Daniel Rivet (Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman) a conclu que « la mémoire est la matrice de l’histoire ». L’historien doit « comprendre et faire comprendre, sans inculper, ni disculper » et, comme l’a écrit Paul Ricœur, « aider au surgissement d’une mémoire équitable ». « Les mémoires conflictuelles peuvent commencer à s’écouter. »