La place du livre à l'université

Les défis de l'édition universitaire

Anne-Marie Bertrand

C’est à l’initiative du Syndicat national de l’édition (SNE), en collaboration avec Docforum 1, que s’est tenue cette journée, le 6 novembre dernier, à l’École normale supérieure, rue d’Ulm à Paris. Le sentiment qu’elle a laissé est un mélange de pessimisme et de frustration.

Une journée à vous rendre pessimiste

Le livre à l’université se porte mal. De plus en plus mal.

Il y a, analyse Francis Marcoin (Institut national de recherche pédagogique), « desserrement des liens entre l’étudiant et le livre », constat déjà relevé, dit-il, dans Les étudiants et la lecture (sous la dir. d’Emmanuel Fraisse, PUF, 1993). De multiples raisons peuvent expliquer ce phénomène : le profil des étudiants a changé, beaucoup voient dans l’université le prolongement du lycée, ils se nomment eux-mêmes « élèves » ; on constate un certain anti-intellectualisme, une distance avec la culture (se promener avec un livre difficile à la main n’est plus une façon de se valoriser) ; les enseignants encouragent le peu de lecture 2 : ils fournissent polycopiés, digests, abstracts ; la pédagogie est basée sur la méthode, non sur le contenu – ce pourquoi, dit encore Francis Marcoin, les meilleurs résultats à l’épreuve de français en première (au lycée, donc) sont obtenus par des scientifiques qui ne lisent pas beaucoup.

Cette analyse sociologique conforte les données économiques apportées par Serge Eyrolles, président du SNE, et par Marc Minon. Serge Eyrolles rappelle que le chiffre d’affaires de l’édition universitaire, en 2000, représentait 350 millions d’euros – alors que les budgets des bibliothèques d’enseignement et de recherche pour l’achat de monographies se montaient à 25 millions d’euros. De son côté, Marc Minon (laboratoire Lentic, université de Liège) souligne que le chiffre d’affaires de ce secteur a baissé de 13 % au cours des années 1990, alors même que le nombre d’étudiants augmentait de 25 % (les nouveautés de la collection Cursus, chez Armand Colin, étaient tirées à 6 000 exemplaires en 1988, à 2 000 exemplaires aujourd’hui).

Il y a non seulement diminution des achats de livres des étudiants, mais aussi diminution de lectures : car le livre attire moins, il y a moins de curiosités, moins de débats ; et car les enseignants montrent de la réticence à prescrire des lectures. Marc Minon ajoute que les bibliographies et les supports pédagogiques sont datés, peu à jour (17 % des œuvres citées seulement ont moins de cinq ans), ce qui n’incite pas à courir en librairie. Après ces considérations générales, Marc Minon a présenté les résultats de l’étude Manum (manuels numériques), menée dans les premier et deuxième cycles de sciences politiques 3. Ou, plutôt, a évoqué les séries de questions qui se posent, dit-il, à la fin de l’enquête : questions économiques et juridiques (droits d’accès, rémunération des ayants droit) et questions éditoriales (rôle respectif des éditeurs et des universités, corpus prédéterminé ou services personnalisés à la demande).

Les deux tables rondes de l’après-midi achevèrent de décourager l’assemblée, non par la qualité des intervenants mais par la teneur de leurs propos : l’un stigmatisant l’incompétence des directeurs de collection ; l’autre reconnaissant que son entreprise renonçait à « publier des livres qui nous paraissent d’un grand intérêt » mais qui ne pourraient trouver leur lectorat ; l’un évoquant le « coût extrêmement élevé » des traductions pour expliquer la résignation à ne pas publier ce qui s’écrit à l’étranger ; plusieurs évoquant la difficulté à diffuser leurs ouvrages et cherchant à s’adapter au nouveau marché, en faisant des livres courts, aérés, didactiques (avec exemples, mots clés, notions essentielles, etc.) ; tous cherchant un nouveau modèle éditorial, quelque part entre le manuel, le para-universitaire et l’essai – un modèle qui pourrait, éventuellement sortir du monde universitaire et toucher le « grand public ».

La solution ? En l’absence d’aides (hormis l’aide à la traduction apportée par le Centre national du livre), le pessimisme semble de mise – François Gèze allant jusqu’à évoquer une « menace d’harmattisation généralisée » de l’édition savante.

Quelques motifs de frustration

Il s’agissait, disait le programme, d’étudier les moyens de « combler ce qui apparaît parfois comme un fossé d’incompréhension entre le monde de l’Université et celui de l’édition ». Il est douteux que cette journée y ait contribué.

Parce que l’Université n’y était guère représentée – sauf par Yves Lichtenberger, président de l’université de Marne-la-Vallée.

Parce que les bibliothèques universitaires n’y eurent droit qu’à un seul intervenant, Jean-Claude Roda, dont la prestation, entre pathos (sur le suicide des étudiants) et anecdotes locales, ne fut guère convaincante.

Parce que le représentant de l’Éducation nationale dans le débat, Dominique Barjot, fut inutilement agressif, dénonçant l’insuffisante évaluation des publications scientifiques qui seraient, de ce fait, de niveau inégal (« Beaucoup ne sont pas au top niveau ») et encourageant les éditeurs à « accepter la prise de risque » – injonction qui provoqua des remous dans la salle (devant laquelle Bertrand Pirel, des éditions Bréal, venait de montrer, chiffres à l’appui, la difficulté d’atteindre le « point mort » des ventes, à partir desquelles l’éditeur rentre dans sa mise de fonds).

Parce que les éditeurs évitèrent soigneusement de parler de l’avenir numérique de leur métier, de leurs maisons et de leur production.

Un débat à reprendre.

  1. (retour)↑  Il s’agissait de la troisième collaboration entre ces deux organismes, après la Biennale du savoir (janvier 2000) et le colloque « L’Édition universitaire à l’ère du numérique » (décembre 2001).
  2. (retour)↑  Je me souviens que dans l’ouvrage cité (Les étudiants et la lecture), Francis Marcoin avait cette formule : « À l’université, les arts de lire sont des arts de lire peu. »
  3. (retour)↑  Le rapport est disponible à l’adresse http://manum.enssib.fr