Les métiers du savoir face au changement technique
Anne-Marie Bertrand
Le laboratoire « Communication, culture et société » de l’École normale supérieure (ENS, aujourd’hui à Lyon) et le service Études et recherche de la Bibliothèque publique d’information (BPI) coorganisaient cette journée d’études, le 8 janvier dernier, dans le cadre du programme « Écrans et réseaux » mené depuis quelques années par la BPI sur l’évolution de la lecture et de l’écriture entre écrit et écran. En somme, au-delà du titre sibyllin de la journée 1, il s’agissait d’observer et de comprendre les pratiques d’écriture aujourd’hui des « métiers du savoir », ici chercheurs et bibliothécaires, entre changement et permanence, entre Internet et le post-it.
Les champs observés
La marine marchande, l’éducation spécialisée, les chercheurs en chimie ou astronomie, le colloque virtuel Text-e, la bibliothèque de l’ENS furent les exemples présentés au cours de cette journée. Dans chacun des cas, aussi divers soient-ils, l’écriture fut présentée comme enjeu.
Dans le « livre de passerelle », les officiers de quart notent ce qui concerne la marche du navire et fera foi en cas de contentieux ; l’éducateur spécialisé fait son rapport sur l’enfant dont il a la charge pour que les « responsables » décident de son suivi ; les chercheurs en sciences dures utilisent Internet pour s’insérer dans une communauté de chercheurs ; les participants au débat du colloque virtuel, organisé en 2002 par la BPI, prennent place dans une arène où se livrent des joutes orales ; les bibliothécaires de l’ENS font leur travail de bibliothécaire pour ouvrir à temps la bibliothèque déménagée…
Cette dispersion assumée des champs d’observation se doublait de quelques interventions hors champ (Jean-Pierre Durand, Bertrand Calenge) sur l’avenir du métier de bibliothécaire. Autre incertitude sur le contenu de la journée : le singulier de « changement technique » (de quel Changement glorieux et post-moderne s’agissait-il donc ?).
Des pratiques nouvelles ?
Qu’observe-t-on quand on observe la façon dont des groupes professionnels communiquent par écrit ? Il y a ce qu’on voit (des rapports, des messages électroniques, des post-it, des plannings, des notes de service, etc.). Il y a ce qu’on vous dit – « Discours sur l’écriture »… Il y a ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne vous montre pas, et ce qu’on ne vous dit pas. Comment l’observer ?
Et comment mesurer ce qui relève du nouveau (les nouvelles technologies) et ce qui relève de l’ancien, du traditionnel – « Je suis résolument continuiste », dit joliment Pierre Delcambre (université Lille III). En écrivant dans le colloque Text-e, les participants s’exposaient – mais qu’y a-t-il de nouveau à cela : la publicité (au sens d’Habermas) est une exposition. Il y a l’émetteur d’un message électronique qui se rend dans le bureau du destinataire pour vérifier que son message est arrivé (vérification vieille comme l’antique). Il y a l’informatique comme mode de rationalisation du travail : ce serait cela, sans doute, la nouveauté.
Cela, et l’explosion des écrits professionnels. Anne-Marie Chartier (Institut national de recherche pédagogique) souligne que l’introduction des formations professionnalisantes à l’université s’accompagne d’une multiplication des écrits sur les pratiques professionnelles (mémoires de DESS, mémoires professionnels à l’IUFM, rapports de stage). Elle voit dans la prolifération de cette production écrite une « fétichisation ahurissante de l’écriture ». L’idée que « tout est publiable » (tout mérite d’être publié) manifeste à la fois la « valorisation inconditionnelle de l’écrit » et le refus de la spécificité de la communication orale. Est-ce que toutes les interventions de tous les colloques doivent être publiées ? Et, plus spécifiquement, une question déontologique se pose : est-ce que tous les écrits professionnels doivent être diffusés ? La mise en cause de pairs ou d’établissements les rend peu « circulables ». La confidentialité des écrits garantit, au contraire, la libre parole – la libre écriture.
Les interventions de cette journée d’étude ne seront pas publiées.