Tic et diffusion de la production éditoriale

Isabelle Bastian-Dupleix

L’équipe des enseignants de l’UFR et de l’IUP en sciences de la communication de l’université Paris XIII-Villetaneuse organisait le 23 octobre dernier une journée d’étude consacrée à l’impact des technologies de l’information et de la communication (Tic) sur l’économie et le fonctionnement de la chaîne du livre. Ce rendez-vous, désormais régulier 1, portait cette année sur l’utilisation des Tic dans la diffusion, terme qui recouvre deux notions : d’une part, dans la terminologie professionnelle de l’édition, c’est l’étape spécifique de la chaîne du livre qui consiste à transmettre l’information sur les livres, à enregistrer les commandes des libraires et à gérer les relations commerciales (thème de la matinée) ; d’autre part, la diffusion numérique correspond à la mise à disposition de contenus éditoriaux sous forme numérique, qui fit l’objet d’un tour d’horizon l’après-midi. De cette journée, nous ne retiendrons que quelques interventions.

Qu’apportent les Tic à la diffusion du livre français à l’étranger ?

Alain de Toledo (université Paris VIII) présenta le rapport d’étude sur l’incidence des nouvelles technologies sur la présence du livre français à l’étranger qu’il a réalisé en 2002 pour les ministères de la Culture et des Affaires étrangères et le Syndicat national de l’édition. Les attentes des commanditaires étaient variées : résultats économiques des exportations, des cessions de droits, mais également diffusion de la culture française. Il insista sur les difficultés de définition de l’objet de l’étude et sur ses enjeux, fort différents. Si l’on parle d’exportation de livres en langue française, Harry Potter, traduit par Gallimard et exporté en Belgique, a été un gros succès commercial. En revanche, dans le cas d’une cession de droits d’un grand auteur français traduit en coréen, il n’y a pas d’outil statistique pour appréhender l’impact en termes de diffusion de la culture française (tirage de l’édition traduite, par exemple). En ce qui concerne l’économie du secteur de l’édition, le chiffre d’affaires des exportations en 2000 (année sur laquelle portait l’étude) était estimé à 566 millions d’euros, sur un CA global de 2,3 milliards d’euros.

Un autre volet de l’étude portait sur les librairies : la vente en ligne n’allait-elle pas porter atteinte au réseau des librairies où se vendent des livres français (au nombre de 2 500, et 100 librairies francophones) dans les pays étrangers ? Deux enquêtes ont tenté de mesurer l’évolution des pratiques : la première, réalisée auprès des libraires, a montré que pour 75 % d’entre eux, les librairies en ligne ne représentaient pas une concurrence et que, dans certains pays d’Afrique ainsi qu’aux États-Unis, la création d’un site avait apporté davantage de visibilité et donc un accroissement des ventes. Ces réponses, ainsi que la forte augmentation des exportations en 2000, tendent à démontrer que la vente en ligne constitue un nouveau canal qui s’ajoute aux autres.

La seconde enquête portait sur les pratiques d’achat de livres, en particulier chez les universitaires. Parmi la grande diversité des réponses, il est apparu qu’une part minoritaire seulement achetait ses livres par Internet. Jean-Guy Boin, directeur du Bief (Bureau international de l’édition française) précisa que pour la diffusion de la documentation universitaire, les instituts français et les bibliothèques universitaires jouent un rôle majeur et les Tic représentent un réel progrès, notamment pour l’information bibliographique et commerciale. Mais le changement le plus important consistera à transférer des fichiers numériques permettant de délocaliser l’impression. Pour cela, il faut établir des partenariats fiables susceptibles de gérer les questions de sécurisation des fichiers et l’application de la propriété littéraire et artistique française.

L’apparition de nouveaux modèles économiques

Le thème de l’après-midi portait sur l’offre numérique de contenus. Isabelle Aveline (Zazieweb) distingua diverses stratégies. Les éditeurs sont présents sur le web dans une perspective de communication, exploitant les potentialités du numérique, ou à travers des sites thématiques qui cherchent à créer des communautés autour d’un auteur ou d’une collection. En ce qui concerne l’offre elle-même, diverses formes comme celle du don sont expérimentées. Le phénomène de l’autopublication se développe, ainsi que celui des weblogs.

Isabelle Aveline fit remarquer que la chaîne traditionnelle de distribution du livre est défaillante en ce qui concerne l’offre de petits éditeurs qui ont acquis une certaine visibilité grâce à Internet, mais dont on trouve difficilement la production en librairie. Par ailleurs, si Internet est un médium extrêmement réactif, il faut du temps pour que des usages aujourd’hui embryonnaires s’installent. Finalement, les gagnants seront peut-être les éditeurs qui bénéficient d’une assise financière suffisamment solide.

Pour Marc Minon (Laboratoire d’études des nouvelles technologies de l’information, de la communication et des industries culturelles, université de Liège), il existe une multitude de modèles économiques, qui, certes, correspondent à des pratiques marginales, mais n’en interrogent pas moins le mode de fonctionnement habituel du secteur du livre. Les domaines particulièrement concernés sont l’édition professionnelle, l’édition scolaire, les ouvrages de référence et l’édition scientifique, principalement les revues. Il proposa une typologie en quatre points : offre identique à l’offre papier, diffusée à titre gratuit ; offre gratuite mais différente du papier ; offre équivalente au papier, mais payante ; vente de contenus à valeur ajoutée sans équivalent sur papier.

Des questions transversales se posent. Ces modèles obligent à repenser les limites traditionnelles entre vente, don et prêt. L’acte gratuit n’est plus l’apanage des acteurs publics puisque, pour un éditeur, il peut s’avérer rationnel sur le plan économique (en termes d’image et de promotion). On assiste à l’émergence de formules commerciales de prêt ; on s’achemine vers un modèle de licences. En ce qui concerne l’unité de vente, la tendance est de vendre par packages, ensembles de contenus d’origine variée, recomposés par thème ou à la demande (cette offre peut être proposée par les éditeurs ou par de nouveaux acteurs, les agrégateurs). Par ailleurs, alors que, dans le marché du livre traditionnel, 80 % des ventes se font aux particuliers et 20 % aux institutions, dans le domaine du numérique, le modèle B2B (business to business) est privilégié : les éditeurs cherchent à vendre aux bibliothèques, habituées à traiter des bases de données et à gérer des abonnements. L’avenir de l’édition reposerait-il sur les bibliothèques ?

Diffusion éditoriale et recours au numérique : quelles perspectives ?

La dernière table ronde réunissait des éditeurs. Jean-Michel Ollé (Oséa) fit remarquer que la spécificité de l’édition électronique tient au fait que la marchandise proposée est dans le média. S’il est nécessaire que les usages de paiement en ligne se développent et que la protection des données s’améliore encore, on s’aperçoit que, par rapport aux années 1995-96, les éditeurs sont moins réticents à envisager des cessions de droits numériques. Olivier Jaoui (Nathan) identifia plusieurs obstacles au développement du numérique dans l’enseignement : le taux inégal d’équipement des établissements ; la crainte des problèmes techniques ; l’investissement en temps de formation pour les enseignants ; le coût élevé des spécimens, qui limite les possibilités de démonstration ; le faible retour sur investissement. Cependant, il est probable que les usages évoluent rapidement avec l’arrivée progressive d’une génération d’enseignants mieux formés à l’utilisation des Tic et aux méthodes pédagogiques appropriées. Les effets positifs d’Internet en termes de promotion sont indéniables : dans le secteur scolaire, la qualité des manuels étant à peu près constante, c’est l’enrichissement en ligne et le service aux enseignants qui feront la différence.

Renaud Lefebvre (Dalloz) précisa que le marché juridique bénéficiait de conditions favorables : des fonds documentaires volumineux (codes, archives de revues…) pour lesquels les moteurs de recherche représentent un atout évident ; des éditeurs juridiques qui ont été parmi les premiers à structurer l’information selon le standard SGML, puis XML ; une clientèle professionnelle solvable.

La migration vers les supports numériques peut s’opérer à condition qu’elle apporte une réelle valeur ajoutée et qu’elle concerne des concepts éditoriaux clairement identifiés. Yannick Dehée, fondateur des éditions Nouveau Monde, décrivit les caractéristiques de sa politique éditoriale et commerciale : déclinaison multisupports d’un même projet ; marché de niche en histoire et en sciences humaines ; multiplication des canaux de vente (librairie, Internet…) ; édition en direction de plusieurs marchés, à partir d’une même base. Les éditeurs doivent avoir conscience de quelques enjeux importants. Ainsi, ils devraient participer activement à la réflexion autour des campus numériques et proposer une offre documentaire numérique de référence. Selon Yannick Dehée, en particulier dans le domaine des sciences humaines, les éditeurs auraient intérêt à se regrouper pour proposer des offres spécialisées cohérentes.

Christian Robin (université Paris XIII) conclut par deux mots : diversité et paradoxe. Diversité que recouvre la notion de diffusion (maillon intermédiaire entre l’éditeur et le libraire, mais également conditions d’accès aux documents), diversité extrême de l’offre éditoriale (du livre aux services à très haute valeur ajoutée). Paradoxe, car pour certains les Tic entraînent une fluidification de la chaîne du livre, alors que pour d’autres on aboutit à une complexification liée aux nouveaux services. Cette journée a posé des questions essentielles qui concernent en premier lieu éditeurs et bibliothécaires : comment les Tic vont-elles modifier les usages des lecteurs/utilisateurs, et à quel rythme ?