Les uns avec les autres

quand l'individualisme crée du lien

par Anne-Marie Bertrand

François de Singly

Paris : Armand Colin, 2003. – 267 p. ; 23 cm. – (Collection Individu et société). ISBN 2-200-26438-0 : 23 €

Un temps attaché aux mystères de la lecture des jeunes (Lire à 12 ans, 1989, Les jeunes et la lecture, 1993), le sociologue François de Singly se consacre depuis une dizaine d’années à la sociologie de la famille et, plus généralement, à la question des liens et des relations (Libres ensemble, 2000, Être soi parmi les autres, 2001). Ici, il s’interroge sur une question qui intéresse les bibliothécaires de près : comment l’individualisme contemporain n’est pas l’ennemi du lien social (ou comment l’usager n’est pas inéluctablement destiné à devenir un égoïste consommateur). Sa démonstration, qui mobilise une bibliographie abondante (y compris des mémoires de maîtrise de ses étudiants, chose rarement signalée) qui va de Sennett à Habermas, en passant par Rousseau ou Renan, sans oublier Match, Elle ou Biba, est convaincante.

Acte I : l’individu individualisé

La société française connaît aujourd’hui sa deuxième modernité : la première modernité (de la Troisième République aux années 1960) fut l’âge de l’émancipation ; la deuxième modernité est l’âge de la différenciation personnelle. Il ne s’agit pas seulement d’être un individu, mais d’être un « individu individualisé », singulier, non interchangeable. Pour être non interchangeable, l’individu moderne ne peut avoir un lien unique, communautaire : au contraire, « le processus d’individualisation renvoie au mécanisme de désaffiliation volontaire », aux appartenances choisies, aux liens volontaires. L’individu individualisé n’est pas sans lien, souligne avec force François de Singly, mais il choisit ses liens (lien amoureux, p/maternité, amitié, engagement professionnel, propriété, etc.). C’est pourquoi, écrit-il encore, « la dérive du mythe des origines, au lieu de proposer un idéal d’émancipation, tend à enfermer les individus dans le destin originel. Le droit aux origines ne doit pas être transformé en assignation à la résidence initiale ». Le choix des appartenances construit l’identité de chacun dans le double registre de la liberté (on peut mettre fin à ses appartenances) et de l’authenticité (la singularité personnelle qui passe par l’expression des « preuves de soi », par une compétence, « la maîtrise d’un morceau du monde »).

Cet individu individualisé a une autre caractéristique, celle d’être multiple, multidimensionnel. Ainsi, un adolescent n’est pas seulement fils/fille de, il est aussi un jeune (parmi ses pairs) et un collégien(ne) ; un employé sort de sa dimension professionnelle à la pause café ; un malade ne veut pas être considéré que comme un corps souffrant, etc. Le harcèlement sexuel, l’homophobie, le racisme réduisent les individus à une seule de leur dimension.

Enfin, cet individu s’ancre dans un nouveau modèle pédagogique, où la transmission des valeurs (la norme morale) s’efface au profit « du développement des potentialités de l’enfant » : l’enfant « a le droit d’apprendre à être lui-même par l’expression de ses souhaits et de ses goûts. La reconnaissance des revendications enfantines implique que les parents renoncent à imposer leurs valeurs ». Deviens toi-même…

Acte II : vivre ensemble, malgré tout ?

L’individu individualisé tisse de nombreux liens, choisit des appartenances multiples – et « manque de confiance dans les autres non connus ». Comment concilier singularité et collectif ? François de Singly répond que, précisément, « le singulier réclame du collectif » car il réclame de la sécurité. « Entre l’enracinement qui emprisonne et l’errance qui insécurise, les individus élaborent des compromis […]. Ils espèrent avoir la liberté et la sécurité. »

Les individus connaissent deux régimes de normativité : la norme psychologique (l’individu individualisé, non interchangeable) et la norme impérative (qui édicte règles, procédures, garde-fous…). Cette deuxième norme est nécessaire pour atteindre « trois exigences sociales : l’égalité de traitement, la vie commune, le respect de certains savoirs ». L’égalité de traitement est une exigence démocratique (on lui doit le féminisme ou le collège unique) ; la vie commune appelle des règles de vie (le code de la route, la lutte anti-tabagisme) et de politesse ; l’intégrité des savoirs n’est pas négociable (par exemple, élaborer un tableau à double entrée). Mais, ayant ainsi précisé ce qu’il appelle « norme impérative », François de Singly souligne qu’elle est aujourd’hui dévalorisée, par effet de halo, depuis le mérite jusqu’au diplôme et aux institutions (sa démonstration est, bien sûr, plus subtile que cette présentation synthétique). Cette supériorité de la norme psychologique sur la norme impérative se traduit « par la supériorité du consommateur sur le citoyen » et par « un désintérêt pour les affaires collectives ».

Que faire ? Trois solutions : « le laisser-faire, en laissant le marché prendre toute la place » ; revenir à une période révolue où la famille et l’école faisaient leur travail de socialisation ; ou, et c’est bien sûr ce troisième terme qui a les faveurs de l’auteur, réhabiliter « la société civile pour une démocratie participative ». Trouver de nouveaux modes de participation, rompre avec l’idée de « l’incompétence de l’usager », ouvrir la place aux associations, « que la démocratie soit démocratisée ». Voilà des considérations qui ne peuvent qu’intéresser les bibliothécaires.

Si l’on ajoute que François de Singly souhaite une société chaleureuse, nourrie de convivialité et d’amitié, qu’il insiste sur l’égalité des chances et qu’il écrit : « Le respect mutuel ne présuppose ni une relation égale de statuts ni confusion des identités. Il requiert surtout des marqueurs d’attention », peut penser que les bibliothèques sont bien placées dans cette reconstruction du lien social, elles qui sont (devraient être) lieux d’accueil, de disponibilité, d’écoute, d’accompagnement et de conseil. Lieux marqueurs d’attention.