Regards croisés sur les pratiques culturelles
Olivier Donnat est, les bibliothécaires le savent, le responsable des chroniques enquêtes sur les pratiques culturelles des Français ; il est aussi le coordinateur du récent colloque « Public(s) de la culture 1 ». Le récent ouvrage qu’il a dirigé, Regards croisés sur les pratiques culturelles, est né d’une insatisfaction qu’il résume très clairement dans l’introduction : « Comment ne pas ressentir une certaine lassitude devant des tableaux qui pour la plupart faisaient apparaître les mêmes hiérarchies et les mêmes écarts que ceux des enquêtes précédentes et des commentaires qui peinaient à échapper à la dénonciation répétitive des mêmes disparités sociales et géographiques ? » Ces Regards croisés sont donc une réponse, un antidote à cette lassitude. Comment ? En posant les questions autrement, en croisant les regards mais, surtout, en déplaçant l’observateur et l’observé – notamment grâce aux enquêtes de l’Insee « Emplois du temps » et « Budget culturel des ménages ».
Alors, cette culture légitime ?
Lors du colloque « Public(s) de la culture », déjà cité, Jean-Louis Fabiani (École des hautes études en sciences sociales) constatait un « désenchantement », une « perplexité » à l’égard du « modèle explicatif bourdieusien » des pratiques culturelles : aujourd’hui, disait-il, « plus personne ne croit à la loi d’airain de la légitimité culturelle ». À leur tour, Olivier Donnat comme Bernard Lahire s’interrogent ici : « Est-on certain que toutes les personnes interrogées partagent le même souci de manifester leur adhésion aux normes culturelles “dominantes” ? »
C’est Olivier Donnat qui tire la première salve, en avançant plusieurs éléments de complexité : d’une part, la proximité générationnelle (« les jeunes ») peut sembler plus déterminante que la proximité sociale ; d’autre part, l’individu est aujourd’hui, dans cette société d’individualisme de masse, plus libre, moins contraint par ses déterminations sociales ; la frontière entre la culture et le divertissement n’est pas aussi claire qu’il y a vingt ans, notamment avec la montée de l’audiovisuel ; enfin, la « culture cultivée » est devenue elle-même éclectique, décloisonnée, dé-hiérarchisée (qu’on pense à la musique). Ainsi, Olivier Donnat exprime des doutes sérieux sur « l’idée qui est au cœur de la sociologie critique [celle de Bourdieu] selon laquelle il existe une correspondance stricte entre la position sociale des individus et leurs rapports à l’art et à la culture ».
Bernard Lahire aborde cette même question sous un angle plus méthodologique : comment classer une pratique, un art, un genre sur l’échelle de légitimité ? Et aussi : pour qu’une pratique, un art, un genre soient considérés comme légitimes, il faut que les pratiquants aient connaissance et foi dans ce statut de légitimité. Or, remarque Bernard Lahire, les groupies de tel rocker, les fans de Stephen King, les participants à un karaoké, les amateurs de théâtre de boulevard ne se soucient pas de la légitimité de leurs goûts – ne se posent pas même la question : « Il est impossible de faire comme si on avait affaire à un espace social homogène sous l’angle de la légitimité culturelle. » Il dénonce aussi la surinterprétation des résultats par les chercheurs qui les commentent : à partir de l’exemple d’émissions culturelles (Bouillon de culture, les Mercredis de l’Histoire), il s’étonne qu’on puisse les déclarer « plébiscitées par les catégories supérieures », alors que seulement 11 % des cadres les citent comme une de leurs émissions préférées ; « On cherche vainement le plébiscite », grince-t-il, alors que 89 % des cadres ne les citent pas.
Le retour de la sociologie du goût
L’école française de la sociologie de la culture, et spécifiquement les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, se sont construites contre les gloses « sur les goûts et les couleurs » : il s’agit au contraire de décrire, de mesurer, de quantifier, d’introduire de la scientificité. Or, l’on assiste aujourd’hui au retour de la sociologie du goût. Antoine Hennion, à propos du goût musical (mais il fait aussi de riches détours sur l’amateur de vin), en explique les raisons et les difficultés. Les raisons : ne pas en rester à la posture de la sociologie critique, qui « soupçonne le discours de l’amour d’être un masque posé sur un effort de distinction », mais repérer chez l’amateur ce qui construit et exprime son goût (un apprentissage, une sociabilité, des objets, des espaces, des façons de faire et de dire, « un rapport à soi, aux autres et au monde »).
Les difficultés de cette sociologie : précisément le sociologisme. Les amateurs ont intégré le soupçon qui anime les sociologues, et tout leur discours en est imprégné : « Lorsqu’on demande à quelqu’un ce qu’il aime, désormais il s’excuse : sa famille était très bourgeoise, sa sœur joue du violon, bien sûr tout le monde n’a pas les moyens de s’acheter ainsi de grands bordeaux […]. L’amateur se sent tout de suite coupable, soupçonné, il a honte de son plaisir, il décode et anticipe le sens de ce qu’il dit, il s’accuse d’une pratique trop élitiste. »
Au-delà du retour de l’amateur (de vin, de musique, de timbres, etc.), c’est le retour au contenu qu’il faut saluer – comme on le fait pour les pratiques de lecture, où ce qu’on lit et le sens qu’on donne à ses lectures retrouvent leur place dans les travaux sociologiques.
Quelques indiscrétions
Quinze contributions composent ce recueil, il n’est donc pas possible d’en rendre un compte exhaustif. Notons cependant quelques points forts, plus ou moins novateurs.
Sur la télévision (Philippe Coulangeon) : si l’écoute moyenne progresse (1 h 44 par jour en 1986, 2 h 07 en 1998), c’est surtout le matin et de 21 h 30 à minuit, c’est-à-dire là où l’offre s’est développée.
Sur le caractère sexué des loisirs (Patrick Lehingue) : « La division sexuelle classique des tâches, compétences, goûts et dégoûts, dispositions et pratiques, que l’on pensait relever du passé, reste pérenne. » Selon le modèle anthropologique antique (antédiluvien ?), les « sphères et univers du dehors » sont assignés aux hommes (sports, politique, sorties le soir), « les domaines et espaces du dedans » aux femmes (cuisine, magazines féminins, radio).
Sur les activités secondaires (Alain Degenne, Éric Darras) : les activités secondaires sont celles que l’on peut faire tout en faisant autre chose : écouter la radio ou, globalement, de la musique en est un exemple classique. Éric Darras analyse un autre phénomène : la télévision qu’on ne regarde pas, le magazine féminin que l’on ne lit pas – ils sont là comme flux, comme routine, pour « passer le temps ».
Sur les raisons d’une pratique (Catherine Llaty, Sylvie Brignatz, Jean-Marc Mariottini) : pourquoi fait-on du rap, chante-t-on dans une chorale ou adhère-t-on à un groupe folklorique ? Par-delà les différences culturelles, la sociabilité apparaît primordiale : dans une chorale, on chante à plusieurs, les groupes de rap sont porteurs d’un « réseau d’amitiés et de familiarités », le groupe folklorique est « une seconde famille ».
Si le nombre des contributions entraîne, inévitablement, quelques redites et redondances et un niveau inégal d’intérêt, les champs considérés, les sources mobilisées, la diversité des approches disciplinaires font de cet ouvrage un réel enrichissement à notre connaissance des pratiques culturelles, et surtout aux goûts et attachements qui les motivent.