La nouvelle alternative : politique et société à l'Est

Quelle culture à l'Est ?

par Thierry Ermakoff
La Nouvelle alternative : politique et société à l’Est, vol. 17, no 57. Paris : la Nouvelle alternative, 2002. – 178 p. ; 24 cm. ISSN 0242-5726. Abt (2 numéros) : 27 € (particuliers), 38 € (institutions) ; 18 € le numéro

Il est vrai que, spontanément, nous ne nous précipiterions pas sur La Nouvelle alternative : politique et société à l’Est, même si, dans le comité de rédaction, nous croisons quelques bonnes têtes connues. Son côté un peu désuet, peut-être, y est-il pour quelque chose ? Ce numéro consacré à la culture à l’Est (vol. 17, no 57) prouve en tout cas que c’est une erreur. Toutes les contributions ne sont pas d’égale tenue, mais que ce soit sur le plan politique (voir la partie « éclairages ») ou le dossier proprement dit, les réflexions en cours, les évolutions perceptibles nous interrogent sur l’avenir de nos politiques culturelles.

Et oui, l’Europe sera bientôt une Europe à vingt-cinq. Et oui, après la chute du mur de Berlin et l’effondrement des systèmes communistes, le monde n’a pas fini de trembler : où allons-nous, entre la tentation libérale-capitaliste et le repli nationaliste (pour faire vite) ? Et oui, notre ministère de la Culture, depuis de nombreuses années, s’interroge sur ses missions. À ces triples titres, les modifications envisagées, prévues ou en cours dans les pays de l’Est peuvent être des outils de réflexion.

Un triple constat

L’ensemble des contributions note un triple constat : la dégradation des moyens affectés à la culture et de la fréquentation des équipements avant 1989, le poids de la censure et du dirigisme durant cette même période, et la demande quasi permanente de soutien de l’État, par les artistes, écrivains, comédiens, aujourd’hui.

Trois articles illustrent ces aspects : celui de Laure de Verdalle (département de sciences sociales, ENS Cachan), celui de Jean-Léon Muller (INALCO, Paris), celui de Tomasz Zukowski (membre de la rédaction de Bez Dogmatu, Pologne).

Laure de Verdalle analyse la situation du théâtre dans les nouveaux Länder de l’Est, après la réunification : si la RFA a pu, au risque de ses finances publiques, injecter 3,5 milliards de marks dans la structuration des réseaux de théâtre, c’est aussi à la condition de fusions, de regroupements. La RDA offrait douze places pour 1 000 habitants, quand la RFA n’en offrait que sept. L’ensemble, devenant fortement décentralisé, est maintenant géré par les Länder et les comédiens et artistes ont souffert de réductions d’effectifs. Les Länder de l’ex-RDA peinent à entretenir leurs institutions culturelles : le modèle du théâtre public est-allemand semble avoir vécu.

Jean-Léon Muller traite de l’édition en Hongrie. Pas beaucoup de surprises : sur une aire linguistique aussi étroite, le retrait brutal de l’aide de l’État a abouti à la disparition quasiment totale des anciennes structures. Comme l’écrit Jean-Léon Muller, « tout à leur désir de liberté, les professionnels ont sans doute mal mesuré l’ampleur des contraintes qu’ils allaient devoir affronter. »

C’est la fondation Soros qui, dans un premier temps, a pris le relais de l’aide publique : mais ce ne fut que pour un temps limité. Aujourd’hui, la demande d’État devient forte. La désaffection du lectorat (27 % des Hongrois de plus de 18 ans ont déclaré ne jamais lire) tient aussi bien au prix du livre (cher, compte tenu des petits tirages), qu’à l’état de déshérence des bibliothèques publiques : en collections, en informatisation, mais surtout en personnel où la réduction programmée des effectifs s’est jointe aux démissions dues à la minceur des salaires. L’avenir de l’accès au livre pour le plus grand nombre, conclut Jean-Léon Muller, apparaît donc fort compromis.

Le retour en force de l’Église polonaise

La contribution de Tomasz Zukowski sonne comme un cri d’alarme : la négation de l’utilité d’un État social par les milieux liés à l’Union de la Liberté a, bien évidemment, atteint la politique culturelle, qui a cessé de jouer le rôle de ciment qui créait un ensemble de valeurs partagées par tous. Son diagnostic est sans appel : la culture, aujourd’hui, face à l’inertie de l’État polonais, est devenue soit la culture de masse, soit celle de l’Église. Ainsi, les administrations territoriales, gestionnaires de la politique culturelle, ont-elles abandonné les bibliothèques publiques à leur sort, entraînant une baisse drastique des acquisitions exigeantes : si l’Histoire de la folie, de Michel Foucault, pouvait être éditée à 20 000 exemplaires en 1987, elle ne l’est plus qu’à 300 aujourd’hui, pour un pays de 40 millions d’habitants.

Quant à la position de l’Église, revenue en force après la disparition du système communiste, elle fait montre d’une activité très intense ; ainsi, selon Tomasz Zukowski, tous les acteurs politiques en Pologne respectent ses exigences, et les valeurs qu’elle répand sont reconnues comme fondement de la vie publique polonaise. En découlent des comportements conservateurs incluant un modèle ethnique de lien social : la révolution conservatrice, où l’éducation et la culture favorisent la reproduction des élites, n’est, selon Tomasz Zukowski, qu’une conséquence de la fracture sociale voulue, et elle est en marche forcée.

L’ensemble peut être utilement complété par la lecture de l’entretien que Jac´ek Kuron, ancien conseiller de Solidarnos´c´, ancien ministre du travail (1989 et 1993), a accordé à L’ouvrier silésien. On voit bien l’espoir porté par une économie de marché et ce qu’il en est advenu.

Certes, la transition violente d’un système dirigiste bureaucratique, et protecteur, vers un système capitaliste dont les plus ardents thuriféraires n’avaient pas mesuré les effets, n’est pas la situation française, ni ouest-européenne plus généralement. Il n’empêche qu’au moment où on s’interroge sur l’exception culturelle (pour la défendre ou la nier), où les négociations sur l’AGCS (Accord général sur le commerce et les services) s’engagent, la question de la place de la culture se pose avec acuité : simple industrie de divertissement ou lien social, valeurs fondatrices communes ? Le débat, en France, est ouvert depuis longtemps. Bernard Noël, en son temps (La castration mentale), y a apporté une contribution magistrale, Michel Surya, avec la revue Lignes, la sienne. Il serait dommage et pour tout dire incohérent, de ne pas lire et entendre ce que nos voisins ont à dire, eux pour qui la culture a longtemps représenté un facteur de mobilité et de promotion sociale.