Les humanistes et leur bibliothèque

actes du 13e colloque international : Bruxelles, 26-28 août 1999

par Dominique Varry
Université libre de Bruxelles, Institut interuniversitaire pour l’étude de la Renaissance et de l’humanisme ; éd. par Rudolf De Smet. Leuven ; Paris : Peeters, 2002. – 286 p. ; 24 cm. – (Travaux de l’Institut interuniversitaire pour l’étude de la Renaissance et de l’humanisme ; 13). ISBN 90-429-1044-5 (Leuven) : 47,50 €. ISBN 2-87723-591-2 (Paris)

À lui tout seul, le titre de ce volume pose quelques problèmes d’interprétation à son lecteur. Rassemblant les actes d’un colloque survenu à l’été 1999, cet ouvrage se présente comme un bouquet de monographies consacrées à des bibliothèques particulières ayant ceci de remarquable qu’elles ont appartenu à de grands esprits de la Renaissance. Et pourtant, la couverture comme la page de titre arborent le terme de « bibliothèque » au singulier ! On pourrait croire que le propos du livre serait de reconstituer la « bibliothèque idéale » de l’humaniste. Le texte conclusif d’Alain Dierkens ne s’intitule-t-il pas : « Les humanistes et leur bibliothèque : quelques considérations générales » ? Pourtant la lecture des onze communications ici rassemblées dément totalement cette supposition, et le lecteur doit en venir à admettre que le correcteur de l’ouvrage est ou fâché avec l’orthographe, ou distrait. Il en a confirmation quand il constate que la couverture porte un sous-titre anglais ainsi libellé : Humanist [sic] and their Libraries, alors qu’il est correctement orthographié (avec un s à Humanist) au faux-titre et au titre… Voilà qui est bien fâcheux pour un ouvrage qui s’avère extrêmement intéressant par ailleurs. À l’exception d’une, consacrée aux Chifflet, toutes les communications présentées au colloque sont ici rassemblées.

Dans son introduction, Rudolf De Smet situe le colloque comme un prolongement de l’ouvrage publié en 1996 de Marc Baratin et Christian Jacob : Le pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en Occident. S’il rappelle que la collection de livres était une des activités de prédilection des humanistes, il insiste également sur la bibliothèque comme signe et instrument de pouvoir dans des domaines variés.

Alain Dierkens, dont le propos clôt l’ouvrage, rappelle quelques règles méthodologiques et quelques approches qui ont articulé le travail des organisateurs et des orateurs du colloque : aborder les bibliothèques comme source de l’histoire de l’humanisme et de la Renaissance, et retrouver les rapports que les humanistes entretenaient avec leurs bibliothèques personnelles. Il insiste fort justement sur la notion de « bibliothèque intérieure », développée par Alexandre Vanautgaerden dans sa communication sur Érasme. Cette bibliothèque intérieure est bien entendu la collection matérielle possédée par un individu (avec ses adjonctions et soustractions éventuelles), à laquelle s’ajoutent les livres non possédés mais lus, mais aussi ceux dont on a seulement entendu parler, voire ceux dont on ne connaît que le titre ! On peut, toujours avec lui, regretter que l’aspect physique et matériel de ces bibliothèques (leur localisation, agencement, mobilier, classement…) soit quasi absent des communications, et souhaiter une investigation sur les termes qui désignent ces pièces et collections de livres : « librairie » chez Montaigne, « musaeum » chez Marnix, « scrinium » chez Juste Lipse…

Les communications, pour leur part, sont autant d’études de cas qui multiplient les approches de l’objet. Concetta Bianca traite des voyages du cardinal de Cuse qui voyageait le jour à cheval et consacrait ses nuits à lire, étudier et annoter ses livres. Albert Derolez apporte de nouveaux éléments et de fines observations sur les livres de l’abbé Raphaël de Mercatellis. Paul Nelles étudie la vision humaniste de la tradition des bibliothèques antiques et de l’Antiquité chrétienne. Jeanine de Landtsheer évoque, à travers son catalogue, la bibliothèque de l’évêque d’Anvers, Laevinus Torrentius, particulièrement riche en éditions plantiniennes. Thomas Berns propose une philosophie de la « librairie » de Montaigne. Rudolf De Smet utilise la correspondance de Marnix pour approcher la réalité de sa bibliothèque. Frans Baudoin se penche sur celle de Rubens, riche en éditions de Serlio. C. S. M. Rademaker propose une étude de la collection de Vossius, et de ses usages.

On nous permettra d’insister ici sur trois communications particulièrement précieuses par leurs apports et leurs approches. Gilbert Tournoy et Michel Oosterbosch se sont lancés à la recherche de livres encore conservés et ayant appartenu à Pieter Gillis. Jusqu’en 1955, aucun n’avait été repéré. La traque aux marques d’appartenance et ex-libris divers leur a permis de retrouver et d’identifier de façon certaine quatre titres ayant appartenu à Gillis. Leur communication constitue un excellent exposé méthodologique de cette approche matérielle du livre à travers ses particularités d’exemplaire.

James Hirstein, pour sa part, reprend le dossier de la bibliothèque de Beatus Rhenanus, qui au cours des temps a subi bien des avatars, pour proposer une vue d’ensemble de ce qu’était la collection d’imprimés du savant alsacien. Il se livre, pour ce faire, à une véritable investigation policière à travers de multiples sources d’archives.

Mais le joyau du volume est sans doute la longue et très argumentée contribution d’Alexandre Vanautgaerden consacrée à la bibliothèque d’Érasme. On connaissait depuis 1936 une liste de 417 ouvrages envoyés en Pologne en 1536. L’auteur démontre qu’il a, de fait, existé quatre « catalogues » de la bibliothèque d’Érasme : deux rédigés de son vivant, et deux après sa mort. Alexandre Vanautgaerden s’est penché sur un Catalogus librorum Erasmi manuscrit conservé à Bâle, et rédigé entre 1536 et 1544. Le document était connu, avait été signalé en notes infra-paginales par plusieurs chercheurs… mais jamais étudié ni édité. C’est le mérite de l’auteur que de nous proposer ici les textes de ces deux catalogues, et de les confronter. On y découvrira qu’Érasme, qui prétendait ne pas lire Luther, possédait dix ouvrages du théologien de Wittenberg, mais aussi huit Melanchthon, et des Hutten, Zwingli et Oecolampade ! Cette contribution s’annonce d’ores et déjà comme devant faire date.

C’est bien pourquoi le rassemblement de ces diverses études, et de leurs multiples approches, constitue un apport important à l’histoire des bibliothèques de la Renaissance, certes, mais aussi à l’histoire des bibliothèques tout court.