Sociologie des publics
Jean-Pierre Esquenazi
Antigone Mouchtouris
La question des publics, voilà qui ne fait aucun doute désormais, est au cœur des préoccupations de nombreux acteurs dans le domaine de la culture. Décideurs et personnels dans les établissements culturels semblent ainsi, pour une grande partie d’entre eux, convaincus de l’intérêt qu’il peut y avoir à placer le public au centre de leurs réflexions et de leurs actions 1. Ce recentrage, ou plutôt ce « décentrage » puisqu’il s’agit parfois d’une véritable rupture avec la routine et l’esprit de corps, est une posture préconisée depuis un certain temps déjà par les spécialistes de l’analyse des publics de la culture.
L’approche, au départ, était plutôt indirecte, elle passait par l’enquête quantitative – généraliste ou centrée sur un secteur particulier – dans le champ d’une sociologie de la culture ou des loisirs (qui fait quoi ?). Des études qualitatives, parfois très pointues, sont ensuite venues compléter ce type de dispositif dans le champ notamment d’une sociologie de la réception (comment ça se passe, qu’est-ce que ça fait aux « pratiquants » ?).
Aujourd’hui, l’approche est encore plus centrée puisque nous assistons, semble-t-il, au regroupement, au moins théorique, de plusieurs champs de recherche sous l’appellation unifiante de « sociologie des publics 2 ». Le développement de cellules d’observation des publics dans les établissements culturels – et, du coup, le recours important à l’approche marketing –, la création de filières de formation et d’enseignement spécialisées en gestion ou en médiation culturelle auront évidemment imprimé une marque forte sur ce processus. Le colloque-bilan intitulé « Le(s) public(s) de la culture », organisé récemment par le département Études et Prospective du ministère de la Culture et de la Communication, en collaboration avec l’Observatoire français des conjonctures économiques, s’en est largement fait l’écho : cette manifestation peut d’ailleurs elle-même être considérée comme un signe fort de la volonté d’unifier ce champ d’étude 3.
Une sociologie des sociologies des publics
Deux parutions récentes viennent confirmer ce constat : Sociologie des publics de Jean-Pierre Esquenazi, publié dans la collection « Repères » aux éditions La Découverte, et Sociologie du public dans le champ culturel et artistique d’Antigone Mouchtouris, paru aux éditions L’Harmattan.
Le premier ouvrage, comme le veut la fameuse collection qui l’héberge, est un panorama assez complet en matière d’études consacrées aux publics de la culture au sens large ainsi qu’aux études de réception. Intelligemment découpé en sept parties (le public activé par l’œuvre ; précisé par l’enquête ; suscité par des stratégies commerciales ; produit par la stratification sociale ; structuré par des configurations culturelles ; défini par les interactions sociales ; façonné par des situations symboliques), il fonctionne comme une excellente invitation à la lecture des œuvres qu’il présente succinctement mais de façon toujours pertinente.
L’auteur est lui-même spécialiste de la télévision et du cinéma, il s’intéresse habituellement aussi bien aux conditions de production culturelle des séries télévisées, soaps, films…, qu’à leur interprétation et à leur réception, ce qui est assez rare en fait dans le domaine de l’image animée en France. Du coup, un grand nombre d’exemples proposés sont liés à la production télévisuelle ou cinématographique et donnent une coloration particulière au livre. Évoquant au passage la notion assez complexe « d’horizon d’attente » forgée par Hans Robert Jauss, J.-P. Esquenazi écrit par exemple : « La notion d’horizon d’attente a la qualité d’être particulièrement souple : la façon dont l’inspecteur Columbo, après s’être d’abord éloigné, se retourne vers l’assassin pour lui dire : “J’allais oublier… Ma femme voulait vous demander…” fait partie de l’horizon d’attente d’un téléspectateur averti. » Les amateurs apprécieront…
Plus qu’une sociologie des publics, c’est en fait une sociologie des sociologies des publics à laquelle Jean-Pierre Esquenazi nous introduit. Le souci est constant, en effet, de faire apparaître l’importance des choix théoriques opérés par les spécialistes pour éclairer tel ou tel aspect de la question des publics et des rapports aux œuvres.
En exposant ces différents choix – qui se rapportent la plupart du temps à des écoles de pensée différentes pour ne pas dire parfois opposées –, l’auteur prend bien soin de montrer les mérites respectifs et, dans certains cas, les angles morts de chaque courant. L’activité de réception est ainsi à replacer dans plusieurs contextes plus ou moins vastes et d’importance inégale (social, culturel, local, familial…), lesquels sont susceptibles d’exercer une influence déterminante sur elle.
L’approche extérieure apparaît donc indispensable, on l’imagine bien, mais il convient, comme le rappelle J.-P. Esquenazi, de ne pas négliger « l’intérieur » : c’est-à-dire de s’intéresser aux œuvres elles-mêmes et surtout, surtout, recueillir la subjectivité des agents. On peut, par exemple, gloser à l’infini sur Harry Potter en partant d’une analyse interne des ouvrages qui constituent cette série, mais tant qu’on ne s’est pas intéressé concrètement aux différentes lectures qui ont été faites de ces livres (adultes, enfantines, masculines, féminines, et en combinant les critères éventuellement), on passe à côté de l’essentiel de ce phénomène culturel de masse.
Notons également que, à l’image de nombreux autres sociologues, on trouve chez J.-P. Esquenazi la volonté d’aborder le domaine de la réception culturelle sans établir de jugements a priori (ce qui, je le rappelle, n’interdit pas ensuite des prises de position a posteriori). On pourra ainsi vérifier en le lisant que cette posture intellectuelle permet souvent de faire des découvertes intéressantes, notamment en ce qui concerne le fait que les « usages » ne sont pas systématiquement conditionnés par les « objets », loin s’en faut ; même quand il s’agit de séries télévisées telles que Dynastie ou Hélène et les garçons.
Une impression de déjà su
L’ouvrage d’Antigone Mouchtouris, contrairement au premier, relève plus à mon sens de la catégorie essai que de la production de synthèse approfondie reposant sur des données d’enquêtes empiriques (ancienne directrice pédagogique du DESS Consultant culturel à l’université Paris X, l’auteur, pourtant, a fondé une Association pour la recherche économique et sociologique ayant pour vocation, entre autres, de produire recherches-études et recherches-action).
L’éventail des questions brassées est très large, le livre est ici découpé en cinq parties (l’émergence du concept « public » ; public et culture de masse ; le public dans l’espace politique ; le public sous le regard des sciences sociales ; la formation du public : un débat épistémologique), et l’on retrouve par conséquent des thématiques abordées par J.-P. Esquenazi, mais également des notions telles que : la politique culturelle, la médiation culturelle, la démocratisation culturelle, l’inscription des individus dans la sphère publique…
En seulement 119 pages, ces notions font toutefois l’objet d’un traitement trop en surface à mon goût, d’autant que le propos est généraliste, au point d’intégrer une veine historique, philosophique et politique en plus de l’ancrage sociologique et anthropologique dont se réclame l’auteur. Le tout donne une impression de « placage » où le souci de l’analyse détaillée et de l’explication est trop souvent délaissé au profit de la simple exposition.
Si le propos général du livre est globalement pertinent, notamment dans la quatrième partie qui concerne l’apport des sciences sociales, il faut reconnaître qu’il n’échappe pas, à plusieurs reprises, à une légère impression de « creux ». Un exemple parmi d’autres : « Ainsi nous pouvons dire que l’analyse de la formation du public nous “interroge” profondément sur l’être dans l’espace public et sur la manière dont cet espace le façonne, dans une temporalité donnée. Durant cette temporalité et dans une spatialité donnée, l’individu va en effet se priver de son individualité pour pouvoir faire partie d’une unité qui lui permet d’être en contact avec autrui. Les individus se rencontrent mais chacun d’entre eux est distinct en lui-même et par soi. Cette unité se construit dans un instant et, par conséquent, cette temporalité transforme un groupe d’individus en une unité : le public. »
Le court passage consacré au public d’une bibliothèque – cas de figure non pris en compte par Esquenazi – n’échappe malheureusement pas, lui non plus, à ce traitement en surface et à l’impression de déjà su qu’il provoque ; c’est un peu dommage de la part de quelqu’un qui, précisément, déclare avoir travaillé sur ce terrain 4 : « La bibliothèque renvoie à un topos dépositaire de la mémoire du savoir, d’un passé mais aussi d’un présent. S’interroger sur les représentations et les perceptions que les usagers ont de leur propre espace présente l’intérêt de considérer que cet espace de lecture est défini au-delà de son histoire, mais avec sa fonction historique. Ainsi, la recherche que nous avons menée sur le fonctionnement et les publics d’une bibliothèque municipale d’une ville de la région parisienne, nous a démontré que la bibliothèque représente une institution, au-delà de son utilité première ; elle ajoute une valeur d’usage dans ce que la ville peut proposer en matière de service, mais aussi une valeur d’échange, un “lieu de savoir” : “C’est important dans une ville comme Nanterre d’avoir une bibliothèque.” La représentation de la bibliothèque ne se résume pas à une pratique, mais aussi à une institution. »
Une notion poreuse et ambiguë
Autant le livre de J.-P. Esquenazi parvient à nous donner envie de lire les ouvrages et les enquêtes qu’il mentionne, autant celui d’Antigone Mouchtouris manque un peu son effet sur ce plan à cause de son côté elliptique. L’un et l’autre s’accordent en tout cas sur le fait que, comme le rappelle Esquenazi, « la sociologie des publics est un domaine névralgique, à la fois incertain et fiévreusement discuté ».
Rappelons que les débats ont jusqu’à aujourd’hui surtout porté sur les problèmes que pose la définition même de la catégorie « public ». L’un des sujets sur lesquels les analystes semblent s’accorder est, précisément, l’usage du pluriel pour éviter de fabriquer un artefact éloigné de toute réalité sociologique. On retrouve ce souci chez J.-P. Esquenazi, ou encore chez Bernard Valade qui préface l’ouvrage d’Antigone Mouchtouris, mais moins chez cette dernière ce qui s’explique assez bien étant donné l’ancrage de son raisonnement dans le (socio)politique ou le (socio)philosophique.
Pour ma part, je persiste à penser que cette notion de « public » est particulièrement poreuse et sujette parfois à interprétations ambiguës. Prenons acte, comme le fait J.-P. Esquenazi, de reconnaître tout de même la pertinence relative de la notion et surtout la place qu’elle occupe dans le sens commun : « C’est sans doute l’instabilité du concept de public qui a amené les chercheurs à souvent préférer l’expression de “sociologie de la réception” : définir l’objet de l’enquête par une activité plutôt qu’à travers un ensemble plus ou moins introuvable semble plus sûr. Pourtant, prétendre que les 40 825 spectateurs d’un match de football forment la “réception” de ce match ne nous avance guère. Aussi suivrons-nous finalement la piste des “publics”. »
L’exemple du stade qu’il utilise est, cela dit, particulier. La notion de public, en effet, renvoie à deux ordres de phénomènes : le public-assemblée, visible à l’œil nu, et le public-audience, tel que le lectorat d’un quotidien et qui n’existe que rarement en tant que groupe effectif 5.
« Le public » d’une bibliothèque, pour reprendre la formulation singularisante d’Antigone Mouchtouris, est quant à lui polymorphe et mérite toujours d’être redéfini dans la mesure où il s’agit d’une instance qui est susceptible de jouer sur plusieurs tableaux : c’est à la fois un public effectif concentré (unité de temps, unité de lieu), déconcentré (unité de temps mais pas de lieu à proprement parler : dissémination dans différentes salles), ainsi qu’un public-audience : je peux faire partie du public d’une bibliothèque sans y mettre les pieds à partir du moment où je consulte des documents empruntés par un tiers.