Hommage à Pierre Riboulet
Jean-Claude Annezer
Disparu le 21 octobre 2003, l’architecte Pierre Riboulet avait souhaité ardemment cette rencontre dans la superbe bibliothèque de l’université Paris VIII-Saint-Denis qu’il a pensée et réalisée avec son cœur et son professionnalisme éclairé – grâce à Madeleine Jullien, cet hommage a pu être organisé rapidement.
Ce lieu a pris en cette soirée du 18 novembre dernier une force singulière : il a dit, à lui seul, une part essentielle de ce que son architecte était.
Quelque cent cinquante personnes, amis, collègues, collaborateurs, partenaires, étudiants ont pris ici la mesure de son importance, maintenant qu’il s’en est allé : sans doute est-ce quand quelqu’un s’est tu pour jamais que l’on commence à vraiment comprendre ce qu’il a dit et ce qu’il a fait.
Les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach qu’il appréciait particulièrement ont accompagné subtilement les échanges et la déambulation dans le bâtiment, avant les prises de parole de quelques proches choisis par Pierre Riboulet lui-même.
Le président de l’université, Pierre Lunel, a évoqué la haute figure de l’architecte et souligné combien il faisait partie de la communauté universitaire de Paris VIII, tant par ses idées que par ses réalisations. Il l’a revu quelques mois avant sa mort : le même sourire, la même présence, la même simplicité (qui n’appartient qu’aux grands).
Quentin Riboulet a dit qu’il y avait avant tout en ce lieu tout ce pour quoi son père a toujours œuvré : la passion des livres, la beauté de l’espace au service de tous. Il n’était pas qu’un architecte, il était aussi un père de famille et un grand-père attentif qui a su transmettre bien des idées. Le chemin qu’il s’est choisi était le bon.
Gérard Thurnauer, compagnon d’études et ami depuis plus de cinquante ans, a parlé avec retenue et émotion du parcours de Pierre Riboulet : petit-fils de paysans, fils d’ouvriers, il s’est immergé totalement dans ses études. D’une grande curiosité et d’une puissance de travail exceptionnelle, il s’est intéressé autant à l’histoire, la sociologie, la politique, la poésie… qu’à l’architecture. Ses camarades l’avaient surnommé « le professeur ». Il a aussi évoqué leur voyage en Afrique et en Asie, leur fascination corbuséenne, leur engagement pour la résorption des bidonvilles, et aussi, comme prémonitoire, une étude sur la bibliothèque. À trente ans, Pierre Riboulet s’affirme comme un intellectuel engagé.
L’atelier de Montrouge a été l’expression de son militantisme : donner du sens social à la construction. Ses réflexions, ses publications, ses dessins témoignent de la cohérence de sa pensée et de son action. Il avait presque un côté « monastique » : il était le plus moine de nous tous !
Travailleur infatigable, il a toujours su donner la réponse juste à la question posée et au projet à instruire. Taisant sa douleur, il a fait face à la maladie de son épouse et à la sienne propre jusqu’au tout dernier souffle. Son intelligence généreuse et sa maîtrise confinent à un grand art, incluant l’ars moriendi.
Ariella Masboungi, architecte urbaniste, a insisté sur la méthode originale inventée par Pierre Riboulet. Très émue, elle se souvient de sa voix, cette voix profonde, tel un nuage de présence, et qu’on n’entendra plus. Elle qui a été son élève et l’observatrice de son travail, comment ne peut-elle pas évoquer leur partage de complicités professionnelles : les plaisirs quotidiens, le choix d’un restaurant, la peur de l’avion, les voyages en train.
Pierre Riboulet a eu foi dans l’homme et il a cultivé l’espoir dans l’avenir : il avait toujours quelque chose à construire pour les autres (surtout les plus fragiles). Sa recherche d’architecte et d’urbaniste part de l’écoute et de l’amour des gens, sans condescendance ni artifice. C’est en pensant à ceux qui souffrent le plus (les enfants malades par exemple) qu’il a conçu et réalisé des bâtiments, des espaces d’une originalité forte. Son œuvre est en quelque sorte intemporelle : elle traverse le temps et les modes, elle témoigne d’une fidélité sans faille à des principes et des valeurs et aussi d’une cohérence exceptionnelle de la pensée. Pierre Riboulet a su voir plus loin que les autres : il n’avait pas envie de s’en aller, il avait encore tellement de curiosité.
Michel Carajoud, lauréat du grand prix français d’urbanisme 2003, n’a pu contenir son émotion lorsqu’il a évoqué la grande dignité de Pierre Riboulet depuis l’arrêt de ses soins intensifs le 24 septembre dernier : où puisait-il donc les forces d’un tel courage ? Il apprenait à vivre ses derniers moments avec une humanité exemplaire, jusqu’à rendre acceptable le sentiment noir de sa propre perte. Il parlait avec une extrême douceur.
Christian Devilliers, architecte urbaniste, a souligné que Pierre Riboulet était mort en architecte, c’est-à-dire en faisant des projets. Il nous a aidés à regarder et à accepter sa propre mort, avec pudeur et courtoisie. Sa passion de la musique, la conviction et la clarté de sa pensée étaient telles que son architecture doit être non seulement regardée mais entendue : tant de résonances, de nuances, d’exigences partagées, dans le sillage du siècle de Périclès et de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
L’architecte n’est pas un sage, car il porte en lui une capacité de révolte. La tension entre misère humaine et beauté, conviction sociale et foi dans l’art entretient le feu de ce combat. La thèse que Pierre Riboulet a soutenue après les années 1968 exprime bien cette préoccupation : « Réintroduire l’habitat des masses populaires dans la question de l’architecture ne change pas seulement l’aspect quantitatif du problème, mais permet surtout de voir l’architecture comme une production sociale, dans toute son étendue, c’est-à-dire la base matérielle sur laquelle elle repose, les rapports sociaux qu’elle contient, les techniques de pouvoir qu’elle met en œuvre, les significations qu’elle déploie ou qu’elle masque » (tome 1, p. 5).
Pour terminer, Pierre Devilliers a lu quelques vers de Maurice Fombeure qui a été professeur de Pierre Riboulet au lycée qu’il fréquentait.
Pierre Merlin, ancien président de l’université de Vincennes et professeur à l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC), a rappelé dans quelles conditions Pierre Riboulet a soutenu sa thèse en 1979 sous la direction de Nikos Poulantzas. Ce fut un choix en cohérence avec son engagement social.
Professeur à l’ENPC de 1979 à 1996, Pierre Riboulet avait une telle aura que ses cours attiraient beaucoup d’étudiants. Ses Onze leçons de composition urbaine ont été publiées aux Presses de l’École. Elles expriment une grande minutie, alliée à une autorité et une force de conviction exceptionnelles, mais aussi à des choix éthiques et à des suggestions lumineuses.
Le bâtiment de l’École française d’urbanisme qu’il a réalisé à Marne-la-Vallée témoigne de son souci d’unité et de subtilité : ses formes et ses couleurs (surtout le blanc) sont hors des modes. Pierre Riboulet était un architecte militant dont la rigueur intellectuelle permettait de fécondes collaborations.
Jean-Paul Dollé, philosophe, enseignant depuis 1969 à l’École d’architecture Paris-La Villette et animateur du réseau « architecture-philosophie », s’est attaché à souligner ses liens d’estime et d’amitié avec Pierre Riboulet. Jeune assistant en sociologie à Vincennes, il l’a rencontré en position de « jeune étudiant ». Sa profonde modestie manifestait déjà un rapport au monde que tout son œuvre magnifie : chercher à prendre soin, à prendre souci de, ménager plutôt qu’aménager, rendre la terre habitable. Il avait aussi l’amour de la justesse des mots, du bien dire, du bien parler, dans la beauté de la forme. Quel plus ambitieux projet pour un architecte que de rendre un lieu habitable ?
Chez Pierre Riboulet, l’éthique, l’esthétique et le politique se rejoignent, s’unissent dans le concept de convenance : ce qui convient aux rapports humains, au partage des paroles et des actes. C’est la justesse qui convient, qui permet d’accueillir, de rendre hospitalier.
Mathieu Riboulet a conclu les interventions de la soirée de manière dense et harmonieuse avec le rythme de Saint-John Perse. N’est-ce pas en saisissant intimement, poétiquement, le mouvement d’ensemble des paroles dites, que l’on pourra habiter leur cohérence, de la même manière que nous habitons les espaces et les bâtiments que Pierre Riboulet nous laisse en héritage, avec cette lumière si maîtrisée, propice à l’échange et à la solitude.
Les paroles de ce soir sont ainsi devenues plus que de simples paroles : un hommage, un adieu, dans la lente fidélité à mûrir encore et encore.
NDLR : Le BBF a publié deux textes de Pierre Riboulet : « Le caractère du bâtiment » (1996, no 5) et « L’espace pour les enfants dans les bibliothèques publiques » (1999, no 3). Il a construit ou réhabilité plusieurs bibliothèques : la bibliothèque pour enfants de Clamart, les BU de Paris VIII, Cergy-Pontoise et Toulouse Le Mirail, les bibliothèques municipales de Limoges et Antibes (encore en chantier). Son œuvre la plus connue est sans doute l’hôpital pour enfants Robert Debré (Paris). Il regrettait de ne jamais avoir construit de musée. Cet architecte citoyen, humaniste, talentueux, généreux était un grand monsieur. Il manquera aux bibliothèques.