Lecteurs en devenir
Hélène Grognet
Le lundi 20 octobre 2003, à Nancy, environ 250 personnes ont assisté à la journée d’étude « Lecteurs en devenir 1 », organisée par la médiathèque de Nancy et la médiathèque départementale de Meurthe-et-Moselle, en partenariat avec le Centre ressources illettrisme de Meurthe-et-Moselle (CRIL 54), l’ABF-Lorraine et le Goethe Institut de Nancy. Cette journée s’inscrivait dans un double cadre contractuel avec l’État : celui d’un contrat Ville-Lecture pour la médiathèque de Nancy, et d’une Convention de développement culturel pour la médiathèque départementale de Meurthe-et-Moselle. « Lecteurs en devenir » s’adressait aux bibliothécaires, acteurs sociaux, formateurs, étudiants et associations dans la perspective d’une interrogation commune autour des processus de réappropriation de la lecture par des adultes, dans leurs dimensions pédagogique et technique, mais aussi et surtout de plaisir. Autrement dit, comment peut-on devenir lecteur quand toute l’expérience d’une vie a été loin de la lecture ?
Mettre l’autre en état de tentation
À partir des actions menées depuis vingt-trois ans à Nancy (fêtes de la lecture, valises pour les écoles, bus Chocolecture qui propose chocolat et livres dans les quartiers réputés difficiles), la présidente de l’association Lecturique, Nicole Granger, a rappelé en introduction les différentes déclinaisons du plaisir de lire : depuis la liberté de choisir sa lecture, sans avoir à rendre de comptes, jusqu’à l’orgueil de lire en passant par les délices de la lecture solitaire et de l’attente suscitée par une lecture espérée.
Claudie Tabet 2, dernièrement chargée de mission « Illettrisme » au ministère de la Culture et de la Communication, a posé un cadre de réflexion. Le rapport aux livres est toujours inscrit dans une histoire singulière et dans une société donnée. La culture acquise au sein d’une famille ou d’une communauté peut donner à voir d’autres figures des codes et usages en vigueur. D’où un décalage par rapport à la culture dominante, d’où également un décalage de compréhension et d’apprentissage. Cependant, tout être humain a besoin de mettre le monde en récit, de lui donner un sens et porte en lui des émotions, des désirs, des goûts.
C’est très jeune que se forgent des représentations négatives de la lecture (lire, c’est pour les autres ; lire, c’est du temps perdu) : elles visent essentiellement les livres qui s’adressent aux plus instruits. Mais elles ne s’appliquent pas aux magazines, aux illustrés, aux livres qui parlent du vécu, du quotidien et qui répondent à des attentes : savoir cuisiner un plat élaboré, réparer un meuble, une voiture, broder, tricoter (des femmes de bas niveau scolaire se révèlent tout à fait capables de lire le mode d’emploi complexe d’un tricot). À l’intervenant de saisir le rôle et la place des manques et d’aider la personne à les combler. Il y faut du temps, des moyens et des équipes : autant dire que le partenariat est fondamental. Il permet de regrouper les compétences professionnelles, de les croiser en les confrontant.
Les représentations de la lecture s’élaborent également en fonction de l’environnement : tel mot sera lu ou reconnu sur une enseigne, mais pas dans un livre « sérieux ». C’est dire l’importance de notions telles que la proximité, la familiarité, la sécurité induite par le support et l’environnement pour susciter l’envie et le désir de lire. C’est dire combien la bibliothèque (ou la librairie) peut susciter le malaise ou la honte tant l’écart est grand entre le monde familier où il y a peu de livres et où la parole monte facilement, et ces lieux où l’on chuchote au milieu de « montagnes et fortifications de papier » selon la formule d’Italo Calvino… D’où le succès d’offres de lecture « hors les murs », comme dans le métro parisien il y a quelques années, ou au métro Castellane à Marseille. D’où également l’importance de la médiation, non comme pompier de service dans les cas difficiles, mais comprise comme partie intégrante d’un projet d’établissement, au sein d’une équipe.
Des outils pratiques
Quelques outils pratiques, fruits de démarches qui ne peuvent être développées dans ce compte rendu, ont pu être ensuite présentés. Élisabeth Pelloquin, formatrice d’adultes et de formateurs au CREAHI (Centre régional d’études et d’actions sur les handicaps et les inadaptations) de Poitou-Charentes et auteur de La lecture partagée 3, guide pédagogique comprenant une sélection de 300 fiches de lecture, a notamment précisé les critères ayant présidé au choix proposé dans son ouvrage. Ils sont de trois ordres : critères d’intérêt (thèmes pouvant intéresser les adultes, répondre à leur besoin de rêves, d’informations, de réflexion), critères de lisibilité et accessibilité (nombre de pages, typographie, mise en page, illustration…), critères de qualité (esthétiques, littéraires, qualité de structuration des ouvrages).
Patrick Michel, psychopédagogue, auteur de 1 001 escales sur la mer des histoires 4 et membre du collectif Alpha Bruxelles, a détaillé quelques-unes des clés d’entrée dans le monde des livres présentées dans son ouvrage, partant du principe que la perte des acquis techniques en matière de lecture est due au fait que l’apprentissage n’était pas lié à une pratique culturelle.
Florence Moutin 5, animatrice d’ateliers d’écriture et auteur du livre et du support pédagogique Malia, a apporté aux débats des éléments d’évaluation. Malia a été utilisé en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cette expérimentation a montré l’importance de l’objet livre (chaque participant à un atelier doit avoir son livre), et combien l’utilisation de ce support permettait de réduire l’hétérogénéité des groupes et de les fédérer autour d’un vécu commun, de la reprise d’une conscience de soi.
Revendiquant d’emblée son incompétence en matière de pédagogie, l’écrivain et animateur d’ateliers d’écriture Gérard Noiret 6 proposa quant à lui une approche relevant de la maïeutique. Toute la difficulté consiste à faire surgir l’envie et le désir. Envie de l’écrivain, d’abord, et Gérard Noiret préfère refuser une intervention si les conditions pour lui nécessaires ne sont pas remplies (en prison, où les participants à l’atelier n’ont pas la possibilité d’avoir un carnet d’écriture inviolable). Envie des participants, également, et cela passe par une préparation soigneuse avec les organisateurs, pour poser par exemple comme préalable que l’atelier n’est pas un cours, et qu’il n’aura pas de rentabilité immédiate. Respect de l’autre, écoute attentive de son histoire, déculpabilisation par rapport au monde scolaire, utilisation de l’oralisation comme déclencheur : chaque atelier reste une aventure humaine et un pari.
La dernière intervention, de Marion Döbert, auteur, journaliste, formatrice à l’Université populaire de Bielefeld et membre du comité directeur de l’Association fédérale d’alphabétisation, apportait l’éclairage des pratiques en Allemagne, où les illettrés sont appelés analphabètes fonctionnels (personnes n’ayant pas ou pas assez appris à lire et à écrire à l’école). Synthèse ordonnée des diverses formes d’action propres à amener des adultes à la lecture, proches de celles pratiquées en France, cette intervention a également permis de réinsister sur l’importance de l’écriture comme incitation à la lecture. À partir des aspirations des apprenants (un exemple portait sur le souhait de passer le permis de chasse), le formateur écrit quelques phrases simples qui vont motiver la lecture, et la favoriser (contexte sémantique déjà connu, importance personnelle du message, textes formulés avec les mots de l’apprenant). Enfin, Marion Döbert a laissé à la méditation du public quelques exemples de coopération possible entre bibliothèques et cours d’alphabétisation : inviter des bibliothécaires à assister à des cours, proposer des visites de bibliothèques à des apprenants, y créer pour eux des coins spécifiques avec une offre de lecture adaptée, développer des ateliers d’écriture dans les bibliothèques… et se former en commun.
Hervé Fernandez, secrétaire général de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) 7, a conclu la journée en rappelant les enjeux de la lutte contre l’illettrisme et en replaçant celle-ci dans le contexte actuel : débat sur l’avenir de l’école, réforme de la formation professionnelle où la promotion sociale redevient centrale, mise en place de contrats d’intégration, et bien sûr, décentralisation (les conseils généraux vont piloter les politiques d’intégration, les conseils régionaux vont gérer la formation professionnelle).
Les organisateurs avaient souhaité que le plaisir de lire soit non seulement débattu, mais aussi partagé : un comédien du Théâtre de l’escalier a donc par trois fois ponctué la journée avec des lectures de textes de Michaux, Pessoa, Borges, Nicolas Bouvier…