Lecture publique et territoires
Trente ans de mutations en BDP
Thierry Ermakoff
Anne-Marie Bertrand
Ce colloque, organisé à Montbrison par l’Enssib et le Conseil général de la Loire, les 24 et 25 octobre derniers, dans le cadre d’un partenariat permanent, se révéla de la plus haute actualité.
L’aménagement culturel du territoire
La première contribution, de Bertrand Schmitt (INRA-ENESAD, Dijon), avait pour intitulé : « La dynamique démographique des espaces ruraux » ; on sait la place de la démographie dans l’analyse de la construction des politiques publiques. Dans une intervention très structurée, dont seule la restitution par les actes à venir permettra de rendre la quintessence, il a rappelé les trois zones de population, au sens de l’Insee : les zones urbaines, périurbaines et rurales. Les caractéristiques de l’espace urbain sont connues : 61 % de la population française, 72 % des emplois, avec des aires d’au moins 5 000 emplois ; celles de l’espace périurbain : 12 millions d’habitants, 33 % du territoire, et un flux important de population. Au sein de l’espace rural, les aires d’emploi proposent environ 1 500 emplois, tandis que les zones rurales couvrent à peu près 50 % du territoire national. Bertrand Schmitt aborda ensuite les grandes tendances démographiques : rajeunissement des populations périurbaines, solde migratoire positif des zones rurales (mais bilan naturel négatif), ce qui donne à nos campagnes ces physionomies bien connues : une population stable mais vieillissante. Il conclut sur des données incontournables quand il s’agit d’aménagement culturel du territoire : la motorisation, la qualification et l’accessibilité aux équipements.
L’intervention d’Alain Lefebvre, de l’université de Toulouse Le Mirail, était un peu plus échevelée. Partant de la thèse selon laquelle l’espace rural est très encombré de pratiques sociales contradictoires, où l’imaginaire est appelé à la rescousse du passé et du mythe villageois, où les offres culturelles sont variées et pas seulement folklorisantes, où les encadrements institutionnels sont nombreux et enchevêtrés (communes, intercommunalités, départements, région, Europe), où la lecture publique offre un visage plus avenant et joufflu qu’en milieu urbain avec des taux d’inscription avoisinant les 27 % de la population, Alain Lefebvre a tracé deux voies pour le développement culturel de nos territoires : le pôle patrimoine, d’un caractère consensuel, et ce qu’il appelle l’invention incertaine, qui, grosso modo, concerne les nouveaux lieux culturels, les lieux intermédiaires, animés par les écrivains, les artistes, et qui inventent, en tension avec le pôle patrimoine et en dialogue avec les élus, une nouvelle offre culturelle.
Cinquante ans de lecture publique
Dominique Lahary, directeur de la bibliothèque départementale de prêt du Val-d’Oise, dans une intervention intitulée « La lecture publique à la recherche de territoires : regards sur le dernier demi-siècle », a brossé en trente minutes, un diaporama et beaucoup de brio, l’histoire géographique, politique, sentimentale et conceptuelle des bibliothèques de lecture publique : de la sectorisation de Michel Bouvy et Albert Ronsin, à la décentralisation redoutée (rappelons-nous les mouvements d’avant 1986) puis plébiscitée. Il a conclu en donnant sa définition de la bibliothèque à la française : « une bibliothèque où on passe beaucoup de temps à faire autre chose qu’accueillir du public » 1.
François Rouyer-Gayette (Direction du livre et de la lecture) a présenté le programme des « médiathèques de proximité » (les fameuses « ruches ») 2. Il a rappelé qu’il s’agissait de la concrétisation, à travers un programme cadre (qui, à la différence d’un programme-type, n’est pas une norme), de la volonté du ministre de la Culture de donner une nouvelle dynamique en matière de lecture publique inscrite dans le temps, dans les quartiers urbains périphériques et en milieu rural, et en mettant l’accent sur la qualité architecturale. Un appel à idées a donc été lancé auprès des lauréats de l’Album de la nouvelle architecture. Parallèlement, des moyens nouveaux ont été dégagés pour ces équipements qui doivent assurer, outre les missions classiques des bibliothèques publiques, des services aux citoyens, et intégrer des espaces multimédias, des espaces de lecture et de musique. Les moyens nouveaux dégagés doivent permettre, outre l’aide classique à l’investissement, des aides à l’emploi qualifié.
Laure Martin et Blaise Mijoule ont ensuite présenté le travail collectif de quatre étudiants de l’Enssib sur le thème « structuration des territoires : esquisse de typologie », qui a permis de dégager des tendances lourdes sur les orientations des BDP et sur leurs modes d’appréhension des nouvelles donnes politiques et législatives relatives à l’aménagement culturel du territoire. Ainsi, si, sur les 23 réponses obtenues des 39 BDP de l’échantillon (celles qui retravaillaient sur la structuration de leur territoire), on peut, sans s’étonner, mentionner la chute générale du prêt direct et du prêt scolaire, on constate que 11 BDP considèrent que leur organisation est liée à la géographie de leur département, 13 qu’elle vient de leur prédécesseur, et 6 de leur volontarisme propre. Volontarisme ou réflexion qui semblent être davantage le fait des BDP créées après 1982. Les réseaux intercommunaux s’accroissent, non sans poser, parfois, problème dans le cas des grandes agglomérations, ce que Dominique Lahary avait bien montré le matin même, en prenant exemple du département du Val-d’Oise.
Une typologie des BDP s’esquisse selon trois catégories. Les BDP « déconcentrées » ont des annexes et ne partagent pas de compétence avec les bibliothèques intercommunales ; les BDP « décentralisées » partagent des compétences avec les bibliothèques « têtes de réseau » des départements, et se donnent comme mission forte le conseil et la formation ; les BDP « centralisées » constituent l’unique centre du réseau sans partage des compétences.
L’intercommunalité : enquête ADBDP-ADBGV
Cette approche historique, sociologique et géographique résiste-t-elle à l’enquête lancée cet été, relative à la perception de l’intercommunalité (quantitative et qualitative), et confiée à Emmanuel Négrier et Alain Faure (Observatoire des politiques culturelles de Grenoble) par l’ADBDP et l’ADBGV (Association des directeurs des bibliothèques des grandes villes) ? Didier Guilbaud, au nom de l’ADBDP, nous en livre les premières approches, le rendu final ne devant être effectif qu’au printemps 2004. Si les réponses, d’après Didier Guilbaud, restent souvent évasives, c’est sans doute à cause du manque de recul invoqué par certains. Trois grands axes peuvent néanmoins se dégager :
– territoires et acteurs : le rôle de l’État expert, de la région coordinatrice, du département qui pourrait être « le bon niveau d’intervention » ;
– les bibliothèques et leurs évolutions : les rôle et poids des bibliothèques d’agglomération et les nouvelles fonctions des BDP ;
– ce qui a changé ou qui peut changer : l’intercommunalité est-elle le sésame de nouvelles formes d’intervention des BDP, animation, conseils, et actions « hors les murs » ?
À l’issue de cette intervention, dont il faut souligner le caractère parcellaire, force nous est d’avouer quelques frustrations. Tout d’abord, le manque de représentants de bibliothèques de grandes villes : on aurait pu imaginer une présentation à quatre mains, ce qui aurait permis d’expliciter en quoi les bibliothèques municipales importantes sont hégémoniques, ce dont il faut nous convaincre. Comme il se doit dans ce genre d’exercice, l’État a été interrogé : entre les partisans de la décentralisation et les partisans de la présence forte de l’État, qui parfois peuvent être les mêmes, une discussion aurait pu se nouer. L’État a-t-il à voir avec l’aménagement du territoire ? Une péréquation est-elle possible, souhaitable, discutable entre départements riches et pauvres ? Faut-il être adepte de la discrimination positive ? Quelles pourraient être les articulations nécessaires entre les missions de l’État et celles des BDP ? Que faire du « R » de BMVR (bibliothèques municipales à vocation régionale) ? Les espaces de réflexion sur ces questions ne sont pas légion. De ce point de vue, le débat n’a pas eu lieu.
Éclairages venus du terrain
La table ronde, qui réunissait Sylvie Dewulf, directrice de la BDP de la Mayenne, Dominique Barbet-Massin, directrice de la BDP de l’Isère, Sylvie Catherine, chargée de mission pour le Pays lecture Vivarais-Lignon, et Yvette Lecomte (directrice du Livre au ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique), allait apporter quelques éclairages.
Sylvie Dewulf et Dominique Barbet-Massin ont exposé deux cas bien différents de BDP. L’une, en milieu rural (en Mayenne, seules huit communes dépassent 3 000 habitants), l’autre, partagée entre milieu très rural et très urbain. La structuration relève, sans être identique, des mêmes principes : les bibliothèques têtes de réseau fournissent des documents ; le département aide à l’emploi qualifié ; la BDP joue essentiellement un rôle de fournisseur central, de formateur et d’animateur du réseau. Les résultats semblent être à la hauteur, puisque, pour la Mayenne, le taux de fréquentation est passé de 6 à 20 % de la population, quand, en Isère, il est de 27 % : de quoi pâlir d’envie.
Cette organisation ressemble fort à celle de la Communauté française de Belgique, où, sur un territoire grand comme la région Rhône-Alpes, la bibliothèque centrale assure, outre les formations et l’animation d’un réseau de bibliothèques principales, le catalogage et les plans de conservation partagée. La Communauté française de Belgique et les provinces incitent à l’investissement et participent à hauteur de 20 % au fonctionnement : longue vie à la Belgique !
Quant au Pays lecture du Vivarais-Lignon, c’est une « invention incertaine », émanation d’un Syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM), qui avait pour vocation initiale le développement économique. Réparti sur deux cantons, deux départements, deux régions, ce SIVOM concentre sept communes, 11 000 habitants et trois bourgs centres : Chambon-sur-Lignon, Saint-Agrève et Tence. Ces trois communes sont maintenant équipées d’une bibliothèque municipale aux normes. Le Pays lecture propose des animations collectives, une carte unique de lecteur (grâce à laquelle on peut emprunter et rapporter n’importe où), des randonnées littéraires, des actions de formation (contes, littérature de jeunesse), des rencontres avec des éditeurs, un livre pour chaque bébé né dans l’année, des actions de prévention et de lutte contre l’illettrisme. La politique culturelle est donc d’abord conçue comme un outil de développement.
Les acteurs du réseau des BDP
La deuxième journée était consacrée aux acteurs du réseau des BDP, bénévoles, volontaires et bénévoles-volontaires. Loïc Langlade et Jérôme Michalon, étudiants à l’université de Saint-Étienne, rendirent compte de l’enquête qu’ils ont menée, à la demande de la BDP de la Loire, sur les 1 200 bénévoles du réseau de la BDP à la fois par questionnaire (305 réponses) et par entretiens (30 entretiens). Le portrait type du bénévole, qui émerge de cette étude, est clair : il s’agit de femmes, qui ont une vie familiale, surtout quinquagénaires ou sexagénaires, retraitées pour une bonne part d’entre elles, ayant surtout travaillé dans la fonction publique (enseignement, santé, social). Les raisons de leur engagement sont, elles aussi, claires : s’impliquer dans une bibliothèque-relais permet de combiner la sociabilité (les relations humaines) et le monde de la lecture – double gratification. Le contact, le sentiment d’être utile, un accès privilégié au livre sont quelques-unes des motivations principales avancées dans cette enquête. Le revers de la médaille, disent les responsables de l’enquête, est un « phénomène agrégatif » : la sociabilité s’exerce entre personnes qui se ressemblent et l’offre de lecture porte sur les lectures appréciées, demandées (les romans de terroir) – d’où possible contradiction entre les préférences des bénévoles et les objectifs de la BDP.
Enfin, dernière intervention de la journée, le sociologue Pascal Viot (CRESAL-université de Saint-Étienne) proposa une intervention sur les « enjeux et perspectives de l’engagement associatif » : ou comment expliquer la vitalité du fait associatif (70 000 associations créées chaque année) et la difficulté à trouver des bénévoles ; comment comprendre simultanément l’augmentation de l’adhésion associative et la diminution de l’implication politique. C’est, dit Pascal Viot, qu’on est entré aujourd’hui dans un nouveau modèle associatif, où les formes d’engagement sont multiples (y compris jusqu’à la professionnalisation des bénévoles), les engagés hétérogènes dans leurs motivations et les modes d’engagement souples et souvent limités dans le temps. On peut adhérer pour être utile, sans pour autant épouser le projet de l’association.
Il revenait à Denis Simonin, maire de Neulise, de conclure ces journées au nom du Conseil général de la Loire : il le fit chaleureusement en disant aux BDPistes : « Vous m’avez séduit », et en souhaitant suivre en partenariat avec l’Enssib « un long chemin qui ne fait que commencer ». À suivre, donc…