Le désir d'apprendre des enfants

Une responsabilité partagée

Bente Buchhave

Depuis cinq ans, le Service national des bibliothèques danoises participe au programme pluridisciplinaire På samme hammel, qui associe différents partenaires (ministères, associations, bibliothèques publiques et scolaires, etc.) autour du développement de l’enfant. L’éveil des enfants au langage et à la lecture, l’implication de la bibliothèque dans les politiques locales, la culture et le concept de médiation culturelle sont parmi les thèmes de départ.

Over the last five years the Danish National Library Authority has participated in the multidisciplinary programme “På same hammel” which associates a number of institutions (ministries, associations, public and school libraries, etc.) concerned with child development. The main topics of the programme include the child’s discovery of language and reading, the place of the library within local politics, culture and the concept of cultural transfer.

Seit 5 Jahren nimmt der nationale dänische Bibliotheksdienst an dem multidisziplinären Programm „På samme hammel« teil, welches verschiedene Teilnehmer einbezieht (Ministerien, Vereinigungen, öffentliche- und Schulbibliotheken) und der Entwicklung des Kindes dient. Das Interesse der Kinder an Sprache und am Lesen zu wecken, das Einbeziehen der Bibliotheken in die Lokalpolitik, die Kultur und das Konzept der kulturellen Vermittlung sind die Ausgangsthemen.

Desde hace cinco años, el Servicio nacional de las biblioteca danesas participa en el programa pluridisciplinario På samme hammel, que asocia diferentes socios (ministerios, asociaciones, bibliotecas públicas y escolares, etc.) alrededor del desarrollo del niño. El despertar de los niños al lenguaje y a la lectura, la implicación de la biblioteca en las políticas locales, la cultura y el concepto de mediación cultural están entre los temas de partida.

« Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après leur miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine. Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement […] »
Michel de Montaigne 1

Depuis maintenant cinq ans, le Service national des bibliothèques danoises s’efforce de mettre au point de nouvelles méthodes applicables au travail poursuivi en direction des enfants et de la culture. Le but est ici de déplacer l’accent sur la société au sens large et sur l’individu, afin de préparer la voie à une réévaluation des rôles de la bibliothèque publique et du bibliothécaire, perçus comme des dimensions variables au sein d’un environnement complexe.

Il s’agit en priorité de soutenir le désir d’apprendre des enfants, exigence qui impose de définir une stratégie de coopération dans la mesure où aucune institution ni aucune corporation professionnelle ne saurait y parvenir seule. Tout repose sur la croissance et le développement des enfants.

Le Service national des bibliothèques collaborant pour ce faire avec des ministères, des institutions et d’autres professions, il a d’abord fallu préciser un certain nombre de valeurs de base, envisagées du point de vue des enfants. Ici, nous nous sommes inspirés de la Convention des droits de l’enfant des Nations Unies et de la définition des compétences culturelles adoptée par l’Organisation pour la coopération et le développement économique, ce qui nous a conduits à rejeter deux idées longtemps admises : celle voulant que l’enfant absorbe passivement la culture et l’information, et celle qui sépare catégoriquement les matières littéraires des matières scientifiques. Notre souhait est d’encourager l’enfant à se comporter en citoyen actif et informé, qui, parce qu’il est capable de comprendre sa place particulière et d’agir à partir d’elle, doit avoir les moyens de chercher, de réfléchir et de s’exprimer dans les divers domaines littéraires et scientifiques. L’intelligence éclairée, l’accomplissement personnel, le goût de vivre seraient indissociables, si nous vivions dans le meilleur des mondes.

Ouverture de l’espace institutionnel

Il est indispensable d’affermir les conditions du développement de l’enfant, tant dans l’environnement quotidien où il évolue que dans le paysage municipal. Tout au long des années 1990, les municipalités danoises se sont attachées à homogénéiser leurs modes d’action et à mieux assumer leur part de responsabilité vis-à-vis des enfants, en se préoccupant notamment des compétences et de la croissance des enfants, aussi bien chez eux que dans les différentes institutions qui les prennent en charge (crèches, écoles, centres aérés…). La politique adoptée sur le plan local en direction des enfants et des jeunes forme un cadre de référence auquel chaque institution concernée peut se reporter afin d’ouvrir son propre secteur d’activité à d’autres horizons.

Le démarrage du projet

Telle est, pour s’en tenir à ces quelques points, la trame du travail mené depuis maintenant cinq ans autour du programme På samme hammel (expression métaphorique signifiant « tirer tous ensemble dans le même sens »). Deux ministères, deux secrétariats d’État, quantité d’organismes, d’associations, de bibliothèques publiques et scolaires, vingt-huit projets locaux en participation, des chercheurs, se sont efforcés de réaliser l’ambition inhérente à la stratégie de coopération pluridisciplinaire.

Avant le démarrage du projet, les bibliothèques publiques et scolaires avaient été retenues au niveau national comme des partenaires évidents. Ces deux catégories de bibliothèques, qui coexistent dans toutes les municipalités du pays, ont connu ces dix dernières années un processus de développement spécifique : tandis que les bibliothèques scolaires se redéfinissaient en tant que centres pédagogiques de leur établissement de rattachement, les bibliothèques municipales se transformaient en services d’information mis gratuitement à la disposition des citoyens. Les unes et les autres entendent contribuer au développement de l’enfant sous toutes ses facettes, bien que leurs vocations différentes les amènent à user pour cela de stratégies différentes, en posant des conditions différentes.

Le programme På samme hammel entend donner corps à cette vision en se focalisant sur des cas concrets qui demandent à être traités par des approches complémentaires. Parallèlement, telle ou telle institution individuelle peut, dans certains secteurs, avoir des besoins de développement particuliers, qui sont fonction de sa mission et de sa situation propres.

Plusieurs thèmes ont clairement été dégagés dès le départ :

– éveil des enfants au langage et à la lecture (classes d’âge concernées : entre la crèche et le primaire) ;

– familiarisation des enfants et des jeunes adultes à l’utilisation des outils électroniques, dans le double but d’étendre leurs connaissances et d’encourager la création artistique ;

– la bibliothèque dans ses rapports avec les politiques municipales et/ou régionales à destination des enfants, la culture et le concept de médiation culturelle.

En 1999, le mauvais classement des enfants danois dans des enquêtes internationales sur le niveau d’alphabétisation dans les pays nordiques a sensibilisé l’opinion publique à la question de l’éveil au langage et de la stimulation linguistique. Pour les enfants en dernière année de maternelle ou en première année de primaire, cette question de l’éveil linguistique est alors devenue un enjeu capital, aussi bien dans les crèches et les écoles, dans les bibliothèques publiques, dans les consultations psychopédagogiques, que pour les parents eux-mêmes. Il a donc paru indispensable, non seulement de favoriser la coopération entre ces différents intervenants, mais aussi, au-delà, d’identifier des valeurs communes, de préciser les objectifs, de mettre au point des méthodes et des idées nouvelles au moyen d’initiatives concrètes.

Des laboratoires pluridisciplinaires

Le programme På samme hammel fut en l’occurrence un stimulus professionnel et économique (les dépenses qui lui ont été consacrées sur la période 1999-2003 atteignent au total 7,5 millions de couronnes danoises 2), et les divers projets individuels qu’il a suscités ont pu librement s’atteler à la définition des consignes théoriques de base, construire l’environnement du programme, donner consistance aux initiatives, et accumuler de la sorte un stock de connaissances nouvelles.

Ces projets individuels ont fonctionné comme autant de laboratoires pluridisciplinaires ; en moyenne, ils ont eu chacun deux ans pour se concentrer sur un cas, un groupe précisément ciblé, et élaborer leur travail sur le double plan théorique et pratique. Leurs participants ont pu y consacrer le temps nécessaire, puisqu’ils étaient en partie payés par les fonds alloués au programme. Or, il est essentiel d’avoir devant soi du temps pour bâtir des rapports de coopération sur de nouvelles bases, essayer des méthodes inédites, engranger des connaissances. L’évaluateur du programme, le Dr Sven Nilsson, a suivi les vingt-huit projets locaux, et son dialogue avec leurs responsables l’a amené à privilégier la méthode de la coopération pluridisciplinaire. Quels facteurs sont créateurs de progrès ? Quels éléments nourrissent l’opposition à la coopération ?

Les services de l’Éducation nationale et le Service national des bibliothèques danoises ont décidé de donner un large écho au gain d’expérience acquis grâce aux différents projets, en privilégiant les thèmes de départ et la stratégie de coopération. On attendait des chercheurs et des participants qu’ils énoncent des perspectives et partagent leur expérience avec un public curieux, et, en répondant à cette attente, ils ont largement contribué à la réussite de l’entreprise.

Navigation

« L’avenir appartient aux bons navigateurs, et tout bon navigateur possède plus que des connaissances : de la curiosité, de l’intuition, une grande capacité d’anticipation. Il cherche à repérer les endroits où les routes se croisent, ces croisements étant propices aux rencontres prévues ou spontanées. »

Sven Nilsson

Pour l’ensemble des programmes auxquels a participé le Service national des bibliothèques danoises, le fait d’associer plusieurs professions s’est avéré infiniment profitable, car cette association est à la clef de l’évolution des institutions. Quand le bibliothécaire sort de sa bibliothèque pour travailler sur des thèmes d’actualité, par exemple, la rencontre avec d’autres professionnels et/ou des catégories de population ciblées lui offre l’occasion de tester et de développer à la fois les services de son établissement et ses propres compétences professionnelles. Incarnant, si l’on peut dire, les valeurs particulières de son institution, il se transforme en éclaireur qui va identifier les voies et les secteurs les mieux adaptés à l’expression des potentialités de sa bibliothèque et des équipes qui y travaillent. Si son engagement professionnel et sa curiosité d’esprit sont des moteurs importants, il doit donc aussi être à même de recenser et d’analyser les intérêts de ses partenaires, d’enrichir et de partager ses connaissances, d’évaluer les réseaux pour éventuellement s’y intégrer.

Ces capacités d’innovation et de partage constant des compétences devraient être également exigibles des cadres et des consultants des services gouvernementaux ou administratifs. Une multitude d’acteurs intervient en direction des enfants et de la culture, et ce domaine d’intervention se transformant sans cesse de lui-même, il est essentiel que tous s’engagent à « tirer dans le même sens ». Une concurrence tout sauf productive entre les institutions et les corps de métier impliqués serait aussi néfaste pour la cause que pour les enfants.

Les enfants et la littérature

Le travail accompli depuis plusieurs années en direction des enfants a engendré une expertise professionnelle et organisationnelle dont le Service national des bibliothèques danoises et la Direction des lettres et sciences humaines ont pu se prévaloir, quand, en décembre 2002, le ministre de la Culture, Brian Mikkelsen, a lancé la campagne intitulée « Les enfants et la littérature ». Cette campagne vise expressément à favoriser la rencontre entre les enfants et les livres, avec, pour objectif, de stimuler le goût de la lecture en mettant l’accent sur le plaisir de lire.

La coopération pluridisciplinaire vise à renforcer ce contact entre les enfants et la littérature ; soixante projets au total ont reçu un apport financier et professionnel pour avancer dans ce sens en 2003 et 2004.

La plupart d’entre eux accordent une place de choix aux bibliothécaires, à tel point qu’il est question d’établir des antennes de la bibliothèque publique dans une trentaine de crèches. Le manque de temps, en effet, semble être le plus gros obstacle que rencontrent les parents d’enfants en bas âge qui souhaiteraient fréquenter la bibliothèque. Dans ces conditions, il semblait évident de créer des bibliothèques dans les crèches, pour permettre aux parents comme aux enfants de bénéficier du prêt de livres. Il est également prévu d’y réserver des salles à la lecture, pour que les enfants puissent se plonger en toute quiétude dans les livres, et d’y organiser des manifestations culturelles, des rencontres avec des auteurs, des illustrateurs et des bibliothécaires venus sur place partager leur savoir avec les parents et les pédagogues.

De nombreux autres projets prévoient, à la bibliothèque, à l’école ou à la crèche, des visites d’écrivains pour rendre plus vivante la rencontre entre les enfants et les livres, et transformer si l’on peut dire la médiation culturelle en échange culturel en invitant les enfants à « participer ».

Transcendante à bien des égards, la littérature est un vecteur de changement : ce qu’elle a à offrir dépasse ces frontières qui, sans elle, nous sépareraient. Au même titre que les autres formes d’expression artistique, elle nous ouvre, à tous tant que nous sommes, un espace où satisfaire notre désir d’apprendre. Enfants, institutions, gens de métier, c’est beaucoup grâce à elle que chacun, métaphoriquement, fabrique son miel. Il est profondément réjouissant de penser que, dans les ministères, les municipalités, les institutions, les corporations professionnelles, nous sommes si nombreux à avoir reconnu cette chance et à l’avoir saisie.

Octobre 2003

  1. (retour)↑  Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis.
  2. (retour)↑  Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis.
  3. (retour)↑  Essais, 1580-1595, livre premier, chap. XXVI, éd. P. Michel, Gallimard, coll. « Folio », p. 224-225.
  4. (retour)↑  Taux de change approximatif : 1 euro = 7,50 couronnes danoises.