Devenir minoritaire
pour une nouvelle politique de la littérature ; (suivi de) Un parlement imaginaire
Christian Salmon
Joseph Hanimann
Pour son dixième anniversaire, le Parlement international des écrivains s’est autodissous. L’ouvrage que publie, en collaboration avec Joseph Hanimann, Christian Salmon, et qui est comme un écho à son précédent essai, Tombeau de la fiction (Denoël, 1999), revient sur cette aventure et pose les repères d’une « nouvelle politique de la littérature ».
L’aventure du Parlement international des écrivains
En 1991, le Carrefour des littératures européennes publia un ouvrage collectif de vingt-cinq écrivains, philosophes, poètes dont le titre était Le désir d’Europe. Ce texte manifeste s’ouvrait sous le double parrainage de Rimbaud – « Je est un autre » – et Hölderlin – « Nul sans aile ne peut connaître le plus proche ». Cette aventure devait, en 1993, devenir celle du Parlement international des écrivains (PIE), dont chacun se souvient peut-être de la création lors d’une émission d’Arte, où apparut, entouré de ses gardes du corps, Salman Rushdie. Le PIE avait été monté de toutes pièces pour secourir les écrivains en danger de mort dans leur pays. Le premier président fut donc Salman Rushdie, remplacé ensuite par Wole Soyinka, puis par Russell Banks. Il s’agissait alors de lutter contre les censures qui sont, schématiquement, de trois ordres : politico-étatique, religieuse et une censure consubstantielle à l’espace culturel standardisé, homogénéisé, dominé par les grands standards médiatiques et les industries culturelles transnationales. « Plus que la censure directe, il nous faut aujourd’hui comprendre cet espace, son caractère un peu gélatineux, qui empêche ou ralentit les mouvements. »
Le Parlement international des écrivains qui, comme l’écrit Christian Salmon, n’est pas un parlement au sens strict du terme – avec une opposition et une majorité – et ne légifère pas, fut d’abord le lieu de la parole, où s’inventa et se concrétisa le réseau des Villes Refuges : il s’agissait, pratiquement, d’organiser l’accueil et la résidence d’écrivains en péril. Ainsi ont été hébergés une centaine de poètes, dramaturges, romanciers, à Barcelone, en Toscane, à Berlin, à Blois, à Mexico. Puis ce fut la création de la revue Autodafé, traduite en une dizaine de langues et d’un site Internet, Autodafe.org, qui constitue une sorte de samizdat international, de bibliothèque censurée.
Au fond, au terme de ces dix années et quelques, depuis le Carrefour des littératures européennes, jusqu’aux rhizomes des Villes Refuges, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, peuvent se poser deux questions, dont on trouve en trame la réponse dans ce livre. D’une part, le parrainage monumental des plus grands écrivains de ce siècle – Paul Virilio, Claudio Magris, Pierre Bourdieu, Toni Morrison, Jacques Derrida – n’a-t-il pas entraîné ce Parlement vers une médiatisation dont personne ne voulait ? « Tout ce que nous avons tenté à Strasbourg peut être lu comme une tentative de soulever cette pierre tombale. De redonner un sens à la fois plus modeste et plus singulier à la parole des écrivains. De réoccuper l’espace public sans remonter aux tribunes. D’inventer des acoustiques différentes. De donner à lire et à écrire. De faire entendre des bégaiements et des silences. » Et d’autre part, ce Carrefour, ce Parlement, ces Villes Refuges ont-ils été les instruments, les outils d’une politique de la littérature, qui serait nouvelle, et nouvelle au regard d’un monde qui aurait basculé ?
Ici, la démonstration de Christian Salmon est tout à fait convaincante. Datant le bouleversement du monde de la chute du mur de Berlin, ponctué de terribles anniversaires (guerre du Golfe, 1991 ; siège de Sarajevo, 1992 ; jusqu’à la chute de Bagdad en avril 2003), Christian Salmon pose que la seule politique de la littérature – mais aussi de la culture, nous y reviendrons – qui vaille, est celle qui contribue à créer « la possibilité d’une parole vraie d’être à être » (Kafka). Citant Octavio Paz (« Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres, nous sommes des ombres »), Christian Salmon poursuit : « Voilà ! Pour écouter et entendre, il faut devenir ombre ! C’est vrai des individus, c’est aussi vrai des agencements collectifs. Voilà ! Nous allons perdre le nom de parlement. Nous allons, comme dirait Deleuze, “défaire le visage”, devenir imperceptibles. Tant pis pour les physionomistes du pouvoir et des médias. Nous entrons dans la clandestinité ! »
Des livres qui vous mordent et vous piquent
Face au déferlement bruyant et intempestif du monde, la fiction peut être une arme parce qu’elle investira chacun de nous par la fonction même de la langue. Mais le combat est rude : la tentation constante d’annuler la distance entre le réel et la fiction, permet de craindre le retour ou l’avènement de l’État totalitaire : « Le sujet idéal du règne totalitaire n’est (pas) le nazi convaincu… mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus » (Hannah Arendt).
« On reconnaît les grandes œuvres au trouble qu’elles sèment dans les esprits parce qu’elles ont pour enjeu non pas la transgression explicite, obscène, des interdits et des tabous, mais un changement de perception, un bouleversement de la sensibilité, qu’elles s’efforcent obscurément de chercher, comme l’écrit Rushdie, “de nouveaux angles pour pénétrer la réalité”et luttent pour une autre hiérarchie des sens, d’autres modes de subjectivation… », précise Christian Salmon. Ces grandes œuvres, elles ont été écrites par Faulkner, Flaubert, Joyce, Proust, Danilo Kis, Claudio Magris écrivain des frontières, Rilke et surtout Kafka qui a fait de la vie son vaste champ d’investigation. Kafka qui a écrit cette phrase désormais célèbre, mais qu’on ne se lasse pas de lire et de relire : « On ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? […] Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », et qui plaçait la littérature à une telle hauteur qu’il l’appelle « acte-observation » : « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte observation, parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée » ( Journal, 27 janvier 1922). Sauter hors du rang des meurtriers, voilà le but que Kafka assignait à la littérature et qui pourrait bien être le manifeste de cette « politique nouvelle » que Christian Salmon appelle.
Politique de la littérature ? Voire. Le propos est plus vaste et vise la place de l’art dans le monde tel qu’il est devenu. On renvoie ici le lecteur à l’article signé avec Olivier Py, et paru dans Libération du 22 juillet 2003 : « Un jour les poètes reviendront ». « Une culture qui s’est lentement préparée à son nouveau maître, en devenant majoritairement muette, festive, décorative, sérieuse, pédagogique, divertissante, etc., bref, domestique. La domestication des individus est devenue aujourd’hui le but même de la vie en société. Car il ne s’agit pas seulement de substituer le divertissement à la culture, et la culture à l’art mais d’expulser toute réalité de l’espace social, de substituer l’exhibition à l’expérience, la télé-réalité au récit. La télé-réalité est bien plus qu’un programme de télévision ; c’est le programme intégré de toute la société ; absorber la réalité. Programme-buvard. Brouiller les contours entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction. »
L’ouvrage présenté ici est partie intégrante d’une longue série de réflexions, d’alertes : rappelons-nous Bernard Noël (La castration mentale), Bertrand Leclair (L’industrie de la consolation), Michel Surya. On peut donc, bien sûr, émettre quelques réserves sur le caractère « novateur » de la politique en question ; de la même façon, la forme un peu artificielle du dialogue, au point qu’on finirait par se demander si l’interviewer existe réellement (et, de fait, il existe) alourdit le propos : qu’importe. À partir de l’exposé des conditions concrètes de construction du réseau des Villes Refuges, Christian Salmon aborde une « politique de la littérature » qui convoque les auteurs fantomatiques qui peuplent nos mémoires et nos consciences et permettent de les maintenir éveillées. Au roman, le dernier mot !