Publics nomades, bibliothèque familière
enquêtes sur le public de la bibliothèque municipale de Lyon
Bertrand Calenge
Les bibliothèques municipales connaîtraient-elles une désaffection de la part de leurs publics ? Telle est la question qui a animé quelques récents numéros du BBF. Au risque de verser dans un optimisme béat, ma réponse serait plutôt négative, du moins selon des enquêtes récentes conduites à Lyon sur la fréquentation des bibliothèques de la ville. Mais si la pratique de la bibliothèque est très largement répandue, elle a sans doute pris des formes nouvelles…
Souhaitant améliorer son offre de services et évaluer son impact sur la population, la bibliothèque municipale de Lyon 1 a entrepris d’approfondir sa connaissance des publics qui utilisent ses équipements. Sur le plan statistique, il y a plusieurs façons de considérer le public d’une bibliothèque :
– La plus utilisée consiste à étudier le public régulièrement inscrit. Nous connaissons ses principales caractéristiques sociales : sexe, âge, adresse de résidence, catégorie socioprofessionnelle. En examinant l’activité d’emprunt, également bien connue, nous pouvons déduire les goûts documentaires, les rythmes d’emprunt, et les aires de déplacement. C’est l’analyse des usagers inscrits et/ou actifs. Inconvénient de cette approche : on suppose une pratique de la bibliothèque marquée par l’inscription, alors que l’entrée est libre.
– Tous les inscrits n’étant pas emprunteurs, et tous les utilisateurs de la bibliothèque n’étant pas inscrits, on peut également examiner la structure des visiteurs à un instant T. Aux principales caractéristiques sociales de ces visiteurs, on peut ajouter l’approche des pratiques de ces visiteurs. C’est l’enquête de fréquentation. Inconvénient de ce type d’étude : on ne considère que les personnes venues à cet instant T.
– Reste à connaître l’impact réel de la bibliothèque sur la population, donc à connaître le nombre de personnes qui fréquentent la bibliothèque dans la population (et non le nombre de visites, certains visiteurs pouvant venir 200 fois dans l’année et d’autres une seule fois). C’est cette fois-ci l’enquête de population, qui interroge un panel représentatif de l’ensemble de la population (à la façon des sondages de type « pratiques culturelles des Français »).
La bibliothèque municipale de Lyon (BML) développe depuis longtemps des outils statistiques sur ses usagers inscrits et emprunteurs. En octobre 2002, elle a réalisé (avec ses propres forces) une enquête de fréquentation de son réseau auprès de 1 211 visiteurs 2. En outre, elle a commandité auprès du Département de statistique de l’université Lyon II une enquête générale de population 3, enquête conduite en février 2003.
Dans cette étude, seuls sont considérés les publics résidant à Lyon et dits adultes (15 ans et plus), étant entendu que, par ailleurs, 29,5 % des Lyonnais de moins de 15 ans se sont inscrits à la bibliothèque en 2002.
Un taux de pénétration étonnant
Selon les statistiques d’inscription de la BML, les 57 868 Lyonnais inscrits de 15 ans et plus en 2002 représentent 15 % des 377 517 Lyonnais de 15 ans et plus (recensement Insee de 1999). Notons par ailleurs que les emprunteurs actifs n’en représentent plus que 12 %, ce qui confirme en passant que tous les inscrits n’empruntent pas.
Selon l’enquête de fréquentation, les visiteurs se déclarent à 84 % inscrits à la bibliothèque (nous reviendrons ultérieurement sur cette notion d’inscription). Dans d’autres enquêtes sociologiques, on trouve en moyenne 7 % de non-inscrits, sauf dans les établissements modernes, où la proportion atteint 16 % : l’image de la BML est donc de ce point de vue celle d’un établissement moderne. Mais combien ces 16 % de visiteurs non inscrits, repérés à un instant T, représentent-ils de personnes différentes, dans la mesure où certains visiteurs sont occasionnels et d’autres assidus ?
L’enquête de population permet d’approcher la réponse à cette question : l’échantillon de population adulte lyonnaise sondée début 2003 déclare à 46 % avoir fréquenté une ou plusieurs des bibliothèques du réseau de la BML, au moins une fois au cours des six derniers mois. Le chiffre paraît surprenant : 46 % de fréquenteurs, pour 15 % d’inscrits recensés ? En fait, même si les surdéclarations sont possibles (et si l’on sait que les personnes qui sortent peu de chez elles ont eu moins de chance d’être interrogées), il ne l’est pas tant que cela. Si l’on veut bien considérer que les inscrits (au sens administratif) sont en général assidus, la moindre assiduité des fréquentants non inscrits les conduit normalement à être plus nombreux dans la population que ne pourrait le laisser penser leur simple proportion parmi les visiteurs d’une journée 4.
Les analystes de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français soulignaient déjà que « la proportion d’usagers non inscrits dans la population française a augmenté depuis 1989 plus rapidement que celle des inscrits », le total atteignant 31 % en moyenne nationale en 1997, et ce pour tous les types de bibliothèques confondus 5. On constate donc qu’à Lyon (territoire urbain largement quadrillé de bibliothèques), cet accroissement s’est très largement poursuivi et même amplifié.
Loin d’être limitée aux seuls de ses utilisateurs ayant franchi les barrières de l’inscription, la bibliothèque rayonne très largement : même si les données peuvent être corrigées de quelques pourcentages (cf. l’intervalle de confiance dans l’enquête de population), on voit à ces chiffres que la bibliothèque est entrée dans la vie quotidienne de la population…
Les relations des publics aux services offerts
La gamme des services proposés par la bibliothèque de Lyon est large : prêt à domicile, consultation d’Internet 6, expositions et animations, etc. Leur pratique est loin d’être uniforme… On sait d’ailleurs par l’enquête de fréquentation qu’un visiteur pratique en moyenne deux activités lors de sa visite.
L’emprunt
À tout seigneur tout honneur. Le prêt à domicile est la pierre de touche des bibliothèques publiques, et ses résultats sont la donnée la plus utilisée dans les rapports avec les tutelles. Dans le cas de Lyon, c’est, à l’inverse des nombres stables de visiteurs et d’inscrits, le seul résultat qui soit en augmentation constante (de 2,48 millions de prêts en 1995 à 2,91 millions en 2002). Néanmoins, ce réel succès ne doit pas masquer quatre réalités, tirées de l’analyse de la fréquentation comme des statistiques de prêt :
– L’emprunt est loin d’être une pratique constante lors de la venue dans les locaux de la bibliothèque : presque un visiteur sur deux quitte la bibliothèque sans avoir emprunté, et c’est même le cas d’une courte majorité des visiteurs de la Part-Dieu.
– Les rythmes d’emprunts sont extrêmement hétérogènes. Par exemple, les personnes âgées, moindre fréquenteuses, sont de très fortes emprunteuses, à l’inverse des étudiants et surtout des scolaires, forts fréquenteurs et faibles emprunteurs, ou des actifs fréquenteurs ponctuels et moyennement emprunteurs.
– Les plus fortes proportions d’emprunts s’effectuent en général dans les bibliothèques qui ont des collections actualisées, soit par désherbage régulier du libre accès (la Part-Dieu par exemple) soit par acquisitions fortement accrues (cas des bibliothèques d’arrondissement neuves de Vaise ou de la Guillotière). L’emprunt est réellement associé à la fraîcheur des collections proposées en libre accès.
– Une grande part des progressions d’emprunts est due à l’augmentation, lente mais réelle, des supports non livres (disques audio, cédéroms et DVD en particulier).
Le séjour et la lecture sur place
Difficilement évaluable statistiquement, le séjour dans les bibliothèques est une réalité. Il serait erroné d’en tirer la conclusion que les locaux sont des salles des pas perdus. En effet, ce séjour, qui peut avoir des objets multiples (visite d’exposition, inscription, etc.), est étroitement associé à une activité de lecture : lecture de livres de la bibliothèque, travail sur documents personnels, consultation d’Internet, autant d’activités qui touchent plus de 90 % des visiteurs réguliers ou occasionnels et qui relèvent de la lecture. Même ceux qui disent avoir consulté Internet au cours de leur dernière visite 7 sont 80 % à affirmer avoir également lu sur place (enquête de population). On soulignera quatre éléments forts :
– La lecture des revues, journaux et magazines est particulièrement importante : un visiteur sur cinq affirme avoir pratiqué cette lecture sur place au cours de son séjour, et ce même dans les bibliothèques d’arrondissement où l’emprunt des revues est possible 8.
– La lecture sur place touche différemment les publics selon l’âge : les scolaires et étudiants lisent surtout des livres, alors qu’à partir de 25 ans la lecture des revues augmente fortement.
– Si la lecture sur place ne concurrence pas l’emprunt, on note que les plus forts lecteurs sur place (les étudiants et scolaires notamment) ne sont pas les plus forts emprunteurs.
– Le panel des offres de services contribue à faciliter le séjour, notamment chez ceux pour lesquels l’activité studieuse (travail sur place, lecture continue) n’est plus de mise (en particulier les moins diplômés) : revues et Internet apparaissent de ce point de vue comme des facteurs de diversification des publics.
L’offre électronique et numérique
L’enquête de fréquentation a révélé que 10 % des visiteurs avaient consulté Internet (contre 4 % lors d’une précédente enquête en 1999). L’enquête de population signale en revanche cette pratique pour 23 % des personnes étant entrées dans une bibliothèque du réseau au cours des six derniers mois ! Compte tenu de la surreprésentation des plus assidus dans une enquête de fréquentation, on peut préjuger qu’une fraction importante des « fréquenteurs ponctuels » trouve son intérêt particulièrement dans cette consultation d’Internet ; par ailleurs, on remarque que la proportion des peu diplômés est majoritaire parmi ces consulteurs (60 % ont moins de bac + 3 – enquête de population). Malgré les problèmes de gestion des publics que pose parfois ce service, il est évident qu’il contribue très largement à ouvrir la bibliothèque à une partie du public qui ne la fréquentait guère.
Le programme culturel
Si presque toutes les bibliothèques organisent un programme culturel, elles ont parfois tendance à considérer que cette activité est au moins une façon de valoriser les collections et les services, au mieux une nécessité pour exister en tant qu’institution aux yeux des tutelles. Surprise ! Ce « supplément d’âme » contribue très fortement à augmenter l’impact de la bibliothèque sur la population. En effet, ce sont 18 % des fréquenteurs lyonnais (enquête de population) qui disent avoir pratiqué cette activité lors de leur dernière visite à la BML, soit environ 9 % de la population adulte de Lyon ! Certes, les sociologues conseillent d’être très prudents avec ce type de déclaration (des enquêtés déclarent une visite lorsqu’ils sont passés à côté d’une exposition…) ; il n’en reste pas moins probable que la programmation culturelle va au-delà de la fidélisation des habitués, et contribue à élargir l’impact de la bibliothèque. Et cela ne signifie pas pour autant que les usagers du programme culturel utilisent la bibliothèque en substitution d’un autre lieu culturel : 70 % d’entre eux lisent également sur place. Les pratiques culturelles s’accommodent du cumul…
La diversité des pratiques individuelles
Croiser les résultats de ces enquêtes confirme l’émergence d’une diversification des pratiques individuelles. Ce phénomène est bien connu des nombreux sociologues qui se sont penchés sur le public des bibliothèques. Ce sur quoi nous voudrions insister ici, c’est l’écart grandissant entre ces publics (et leurs pratiques) et l’image que, bon gré mal gré, les bibliothécaires persistent parfois à s’en faire.
Au-delà des catégories socioprofessionnelles
Définir les pratiques d’un individu par sa catégorie socioprofessionnelle est une activité à hauts risques.
Par exemple, les étudiants sont nombreux à la bibliothèque (67 % des emprunteurs à la Part-Dieu). On aurait tendance à assimiler les pratiques d’un étudiant à ses seules préoccupations de cursus universitaire. En fait, on peut constater que ces étudiants sont d’abord des lecteurs comme les autres. En effet, le tiers des étudiants venus à la Part-Dieu le sont « pour le plaisir » : si la Part-Dieu attire, c’est d’abord parce qu’elle est un lieu fréquenté par des pairs ; lire une revue, consulter Internet, voir une expo, bavarder, telles sont les activités qu’un étudiant trouvera légitimes en ce lieu. Cela n’abolit pas la fonction universitaire évidente de la Part-Dieu, mais la montre comme une bibliothèque plus étudiante qu’universitaire (ainsi que la BPI l’avait constaté pour elle-même en son temps) 9. Ces pratiques peu universitaires des étudiants sont encore plus flagrantes dans les bibliothèques d’arrondissement, où le besoin universitaire motive la venue de seulement un étudiant sur deux (ce fait avait déjà été remarqué lors d’une enquête sur les étudiants dans une bibliothèque d’arrondissement, qui y empruntaient romans et bandes dessinées tout en y rendant les livres d’étude empruntés… à la Part-Dieu !).
Autre exemple, les personnes actives ayant un emploi sont trop peu nombreuses parmi les inscrits et les emprunteurs (seulement 8 % de la population active lyonnaise sont inscrits ; ils représentent environ un quart des inscrits). En leur sein, il convient de remarquer que les professions d’encadrement ou intellectuelles, ainsi que les employés, représentent 50 % des visiteurs. Mais l’enquête de population réserve une surprise : les deux tiers des actifs ayant un emploi (sur l’ensemble de la population enquêtée) disent être entrés dans une bibliothèque de Lyon au cours des six derniers mois. Même si les « actifs » sont moins des fidèles « abonnés », ils utilisent les ressources et services de la bibliothèque.
La question des diplômes
Toutes les études sociologiques le montrent, le niveau de diplôme est discriminant dans la fréquentation des bibliothèques publiques 10. La bibliothèque de Lyon n’échappe pas à la règle : si 65 % des « bac + 5 et plus » sont entrés à la BML dans les six derniers mois, ce n’est le cas que de 24 % des sans-diplôme et de moins de 45 % des « bac et moins » (enquête de population). La question de la familiarité avec l’écrit est donc essentielle. On remarquera toutefois deux phénomènes particuliers :
– la consultation d’Internet attire non seulement les non-inscrits (pour 23 % d’entre eux – enquête de fréquentation), mais aussi les jeunes (moins de 25 ans) et surtout les moins diplômés : 54 % en dessous de « bac + 3 » ;
– plus le niveau d’études est bas, plus la bibliothèque est vécue comme un endroit de séjour, avec une prédilection pour les bibliothèques d’arrondissement (présence moins écrasante des « lettrés » ?).
Entre assiduité et zapping
Le but implicite d’une bibliothèque est de constituer un lectorat de fidèles, à la fois parce qu’ils constituent un socle aux préférences repérables, et pour des raisons d’affinités entre le bibliothécaire et son public 11. Il convient de remarquer que cette fidélité existe : dans l’enquête de fréquentation, près de la moitié des visiteurs présents au moment de l’enquête viennent à la bibliothèque au moins une fois par semaine. Mais si l’on confronte les deux enquêtes et les données tirées des emprunts, on constate que la très grande majorité des visiteurs a une pratique ponctuelle de la bibliothèque : on peut avancer que plus des deux tiers des visiteurs viennent moins d’une fois par mois, et que leurs pratiques sont très diversifiées. Globalement, on pourrait segmenter notre public en trois groupes :
– les fidèles (une fois par semaine au moins), pour la plupart inscrits et très souvent emprunteurs ;
– les habitués (une fois par mois au moins), parfois inscrits ;
– les épisodiques, rarement inscrits, et très butineurs.
L’occupation de l’espace-temps
L’examen du public ne se limite pas au décompte des visites de tel ou tel type d’individu. Il doit aussi prendre en compte l’intensité de la présence de ces individus. En effet, si un groupe déterminé vient à la fois souvent et longtemps, d’une part il tend à surimposer ses besoins et pratiques, d’autre part il offre au visiteur de hasard une connotation du lieu : que dira un faible diplômé, peu habitué aux bibliothèques, s’il entre dans un département et rencontre 90 % d’étudiants travaillant avec assiduité sur les tables, sinon que cette bibliothèque ne relève pas de son univers ? Or les disproportions constatées dans l’occupation de l’espace et du temps sont flagrantes. Les « cadres A et professions intellectuelles et artistiques », bien que représentant moins de 8 % des inscrits de 15 ans et plus, constituent 12 % des visiteurs présents (enquête de fréquentation) ; et, à l’inverse, les demandeurs d’emploi, qui représentent 13 % des inscrits de 15 ans et plus, ne constituent que 5,4 % des visiteurs à un moment donné. Le fait, en outre, que 80 % des étudiants enquêtés fréquentent la Part-Dieu montre clairement que cette dernière offre une image surtout intellectuelle, quelle que soit la diversité des publics qui peuvent y pénétrer 12.
Des pratiques discontinues
Le nombre élevé de visiteurs ponctuels s’accompagne d’une variété de pratiques chacune en proportion moins élevée que chez les visiteurs assidus. Cela laisse supposer un usage butineur de la bibliothèque : un désir de renseignement un jour, l’opportunité d’une exposition un autre jour, l’accompagnement d’un tiers à un autre moment sont des occasions de renouer avec l’univers de la bibliothèque. Souvent, cette occasion s’enrichit d’une autre pratique, surtout documentaire (feuilleter une revue, par exemple), sans que pour autant survienne nécessairement le besoin ou l’envie d’adhérer (au sens symbolique).
Ce processus de « zapping » dans les relations à la bibliothèque est confirmé dans une étude récente conduite sur les « usagers non inscrits 13 » : les relations à la bibliothèque suivent les hasards de la vie ; les besoins d’une reconversion professionnelle ou la naissance d’un enfant ramèneront à la bibliothèque ou en éloigneront. Bref, la bibliothèque ne peut plus compter avoir comme objectif exclusif d’étendre le socle de ses fidèles, mais plutôt d’être disponible pour répondre à la pratique très contemporaine du « zapping » culturel, consumériste… et documentaire, et surtout d’offrir une variété de services susceptible de rencontrer l’intérêt non d’un public précis, mais d’une multiplicité de publics à des moments très divers de leur vie et de leurs besoins ou envies.
La question de l’inscription
Comme on l’a vu, certains inscrits sont assidus (venue au moins une fois par semaine), d’autres seulement fidèles (venue au moins une fois par mois), et quelques-uns sont épisodiques. Idem pour les non-inscrits comme le montre l’enquête de fréquentation. Mais qu’est-ce qu’un inscrit ? Pour un bibliothécaire la question est entendue : c’est quelqu’un qui, dans les douze mois précédents, a accompli ou renouvelé les formalités d’obtention d’une carte d’emprunteur. Mais si vous posez la question à un échantillon de la population, vous révélez un océan d’incertitudes. En effet, pour un individu ordinaire, se déclarer inscrit ce peut être aussi :
– s’être inscrit autrefois (sans avoir renouvelé son inscription) : on sait en effet qu’à Lyon 25 % des inscrits (officiels) ne renouvellent pas leur inscription (en général payante pour les 15 ans et plus) d’une année sur l’autre ;
– considérer être inscrit du moment que le conjoint ou un proche est inscrit (d’autant plus que, parfois, ce proche emprunte pour vous ou que l’on utilise sa carte pour emprunter) ;
– avoir donné son nom pour « s’inscrire » à une activité particulière (abonnement à la revue de la BML opo, à la lettre électronique «… BML », ou ponctuellement à une animation) ;
– ou simplement considérer que sa présence régulière dans les lieux pour des activités diverses vaut reconnaissance d’inscription.
C’est ainsi que, dans l’enquête de population, 35 % de la population interrogée se déclare inscrite à la BML (alors qu’on ne compte officiellement que 15,3 % des 15 ans et plus dans ce cas). De l’avis de J.-H. Chauchat, professeur de statistique, confirmé par Christophe Evans, sociologue à la BPI, ce résultat n’est pas le signe d’une erreur dans l’enquête conduite, mais doit bien être compris comme déclaration de la part des enquêtés.
Outre le fait que cela doit rendre prudent dans l’analyse d’une enquête 14, ce résultat doit attirer l’attention sur les écarts de sens donnés à l’inscription, au-delà des multiples fonctions affectées à cet acte par les bibliothécaires : fonction gestionnaire (pour le contrôle des documents empruntés par exemple), mais aussi évaluative (mieux connaître pour mieux servir) et politique (rendre compte de l’impact sur la population au moyen de données fiables, stables et « politiquement » reconnues).
Élargir le regard
Si toutes les bibliothèques utilisent les statistiques de leur système de gestion de bibliothèque pour produire une image de leur public, déjà plus rares sont celles qui pratiquent des enquêtes de fréquentation. Même si, dans le deuxième cas, on peut ajouter aux données statistiques un regard sur la nature et la pratique des visiteurs, on reste cantonné aux murs de la bibliothèque, en même temps qu’on privilégie dans l’étude les plus forts fréquentants. Le véritable intérêt d’une enquête de population (au demeurant peu coûteuse lorsqu’on la construit en partenariat avec une université ou une école spécialisée, dans le cadre de cursus d’étudiants) réside dans le changement complet de point de vue : dans ce cadre, la bibliothèque n’examine plus ses publics, c’est la population qui examine la bibliothèque. Et on se rend compte alors du véritable impact de cette dernière.
À Lyon, 83 % des personnes interrogées dans l’enquête de population citent au moins une des bibliothèques du réseau, même si elles ne la fréquentent pas nécessairement : la bibliothèque fait partie du paysage familier, c’est une institution. Et on peut repérer, au moins sommairement, l’image qu’elle présente à la population. C’est une image composée de multiples facettes. À Lyon, cette image est très nettement documentaire. C’est, dira-t-on, une évidence pour une bibliothèque. Ce qui est moins évident, c’est que les visiteurs ponctuels, même s’ils viennent à l’occasion d’une exposition ou d’une consultation d’Internet, disent également pratiquer la lecture en ces lieux. Bien entendu, on l’a vu, lire ne signifie pas nécessairement étudier ou pratiquer une lecture continue ; il peut s’agir d’une lecture d’information rapide par exemple. La bibliothèque apparaît aussi comme un lieu de programmation culturelle et, ce qui est très intéressant, comme un lieu d’accès aux nouvelles technologies. C’est, enfin, un lieu qui peut tirer son attrait de sa connivence avec l’actualité, avec des modes de lecture de plus en plus répandus (celle des revues, journaux et magazines par exemple), de sa capacité à offrir un espace public dont la connotation documentaire est perçue comme totalement légitime. L’image du temple dédié au livre et au papier est sérieusement dépoussiérée !
Sans aller plus loin dans cette analyse, on pressent à la confrontation de ces différentes enquêtes qu’il existe certainement des pratiques diversifiées de la bibliothèque, qui ne recouvrent pas nécessairement le public « connu » par les bibliothécaires, celui qui s’inscrit est relativement fidèle, lit sur place et emprunte des documents. Ce que souligne notre étude, c’est d’une part la révélation de l’importance de ce public plus épisodique, qui ne se « déclare » pas administrativement (en gros deux fois plus de personnes que les inscrits), d’autre part le sentiment très net d’une appartenance à la bibliothèque (ou peut-être plutôt l’intégration de la bibliothèque dans le champ de leurs activités) pour ces publics ponctuels qui, malgré leur fréquentation moins conforme aux usages « reconnus », déclarent pour la moitié d’entre eux être inscrits (sans l’être administrativement). L’essentiel n’est sans doute pas de s’attacher trop précisément aux chiffres bruts : le faible effectif des populations enquêtées ne permet pas d’aller au-delà des grandes tendances 15. Il semble surtout important de relever que l’usage de la bibliothèque s’inscrit dans un paysage de services qui n’est que partiellement marqué par la fidélité et par la soumission aux usages jugés légitimes par les bibliothécaires.
Toute réflexion sur l’avenir des bibliothèques publiques doit nécessairement prendre en compte cette nomadisation des pratiques, tout en confortant la vision « sympathique » que les citoyens ont de leur bibliothèque. L’offre des bibliothèques est largement orientée vers les fidèles, emprunteurs pour la plupart. Cette offre rencontre son public, sans aucun doute, public qui constitue le gros des visiteurs quotidiens. L’enquête de population montre l’importance numérique de publics différents : les services nouveaux doivent prendre en compte leurs pratiques plus épisodiques, leurs besoins plus ponctuels. Cela concerne bien sûr la nature de l’offre documentaire comme celle de ces services, cela impose également d’en adapter les modalités, les outils, les localisations : ces publics-là ne sont pas prêts à s’initier aux arcanes de la bibliothèque et de ses outils, c’est à cette dernière de s’adapter aux rythmes de leurs besoins.