La bibliothèque du Saulchoir

Jérôme Rousse-Lacordaire

L’article retrace l’histoire d’une des principales bibliothèques privées associatives françaises de sciences religieuses, la bibliothèque dominicaine du Saulchoir, de ses responsables, de ses collections et de ses archives. Cet établissement offre aux chercheurs une documentation essentielle pour l’histoire du catholicisme et, plus largement, de la vie intellectuelle en France depuis 1860.

The article recounts the history of the Dominican library of the Saulchoir, one of the principal French private libraries of the religious sciences belonging to an association, also of its curators, its collections, and its archives. This establishment offers to researchers essential material for the history of Catholicism and, more generally, of intellectual life in France since 1860.

Der Artikel schildert die Geschichte einer der wichtigsten assoziierten Privatbibliotheken für Religionswissenschaften in Frankreich: der Bibliothek der Dominikaner von Saulchoir. Er berichtet weiter über ihre Verantwortlichen, ihre Sammlungen und Archive. Diese Einrichtung bietet den Forschern eine wichtige Dokumentation über die Geschichte des Katholizismus und darüber hinaus über das geistige Leben in Frankreich seit 1860.

El artículo describe la historia de una de la principales bibliotecas asociativas francesas de ciencias religiosas, la biblioteca dominicana del Saulchoir, de sus responsables, de sus colecciones y de sus archivos. Este establecimiento ofrece a los investigadores una documentación esencial para la historia del catolicismo y, más ampliamente, de la vida intelectual en Francia desde 1860.

Aujourd’hui l’une des principales bibliothèques privées associatives françaises de sciences religieuses, la bibliothèque du Saulchoir s’inscrit dans la continuité de la tradition spirituelle et intellectuelle des dominicains de la Province de France telle qu’elle fut formulée en 1937 par le père Marie-Dominique Chenu dans Le Saulchoir : une école de théologie, à savoir : travailler dans « le respect du pluralisme des méthodes et des objets, dans le domaine de la philosophie et de la théologie » – ce qui suppose que les instruments de travail les plus spécialisés dans le champ des sciences humaines et religieuses puissent être réunis et mis au service de la recherche.

C’est pourquoi la bibliothèque du Saulchoir, fidèle à ce propos, entend mettre gratuitement à la disposition des chercheurs le patrimoine documentaire que, depuis près de cent cinquante ans, elle a constitué, entretenu et développé dans cet esprit.

Du studium provincial à la bibliothèque publique

Fondé au début du XIIIe siècle pour la prédication, très vite engagé dans l’enseignement universitaire et la réflexion théologique et philosophique (notamment dans le cadre de la redécouverte occidentale de l’aristotélisme où le frère prêcheur Thomas d’Aquin joua un rôle déterminant), l’ordre des Prêcheurs (ou « dominicains ») a dû se constituer et entretenir d’importantes bibliothèques. Cet intérêt pour les livres et les bibliothèques ne s’est depuis lors pas démenti, s’étendant même, particulièrement à partir de la fin du XIXe siècle, à mesure que la théologie intégrait à sa réflexion de nouvelles disciplines (exégèse, histoire, beaux-arts, littératures, sociologie, psychanalyse, etc.). Par conséquent, les nombreuses bibliothèques dominicaines (le droit propre de l’Ordre oblige chaque couvent à en posséder une), si elles mettent l’accent sur la théologie, l’histoire de l’Église et la philosophie, ne se limitent généralement pas à ces seuls domaines, mais traduisent un souci de dialogue intellectuel avec l’ensemble du champ culturel de leur époque. La bibliothèque du Saulchoir, bibliothèque de la province dominicaine de France, ne fait, de ce point de vue, pas exception à la règle.

Elle prend son origine dans celle du studium de la province de France. Cette dernière, disparue avec la Révolution française qui interdit l’Ordre et dispersa les communautés religieuses et leurs bibliothèques, fut restaurée en 1840 par le père Henri-Dominique Lacordaire. En 1865, la province de Toulouse se reconstituant, la province de France installa son studium en Côte-d’Or, à Flavigny-sur-Ozerain. En 1867, pour la première fois, des crédits furent votés pour l’enrichissement de la bibliothèque, jusque-là très réduite, en sorte que, dix ans plus tard, elle possédait environ dix mille volumes. Cette croissance ne cessa plus, malgré un premier exil de 1880 à 1884, consécutif aux expulsions, puis un second en 1903, en raison de la loi du 1er juillet 1901.

La bibliothèque fut alors transportée en Belgique où, en 1904, elle rejoignit le Saulchoir (de salicetum, lieu planté de saules), à Kain, à quelques kilomètres de la frontière française. C’est là que furent créées deux revues qui, par le biais des échanges et des recensions, contribuèrent grandement au développement de la bibliothèque : en 1907, la Revue des sciences philosophiques et théologiques, encore vivante aujourd’hui et qui procure ainsi à la bibliothèque, chaque année et à titre gratuit, plusieurs centaines d’ouvrages et environ quatre-vingts revues ; et, en 1924, le Bulletin thomiste, qui cessa de paraître sous l’égide de la province de France en 1965, mais qui, entre-temps, permit à la bibliothèque de développer toujours plus les sections d’études médiévales qui sont encore aujourd’hui l’un de ses points forts. En 1938 et 1939, suivant le couvent auquel elle était attachée, la bibliothèque, qui comptait alors environ soixante-cinq mille volumes, regagna la France pour être installée à Étiolles dans l’Essonne. Elle y resta jusqu’en 1973.

En effet, à la suite de la chute du recrutement et du départ de nombreux dominicains à la fin des années 1960, le couvent d’Étiolles, devenu soudainement disproportionné, fut fermé et la bibliothèque transférée à Paris, à son emplacement actuel, au 43 bis de la rue de la Glacière, dans des locaux construits à cet effet, à proximité immédiate du couvent de Saint-Jacques (le plus ancien des couvents dominicains parisiens), où la majeure partie des dominicains d’Étiolles avait été placée. La bibliothèque se trouve ainsi au centre d’un ensemble immobilier qui abrite aujourd’hui plusieurs institutions de recherche étroitement liées à elle : le Centre d’études du Saulchoir (centre de recherches et de conférences), le Centre de recherches œcuméniques Istina (spécialisé dans l’étude des christianismes orientaux et réformés et du judaïsme, et éditeur de la revue Istina), la Revue des sciences philosophiques et théologiques, les archives de la province dominicaine de France et le Collège des éditeurs des œuvres de saint Thomas d’Aquin (dit Commissio Leonina). Le voisinage immédiat et la collaboration de ces diverses institutions constituent donc un milieu propice à l’étude des sciences religieuses et humaines.

À l’occasion du transfert à Paris de la bibliothèque, qui s’appelait désormais officiellement bibliothèque du Saulchoir, le frère Michel Albaric en reçut la direction ; fonction qu’il exerça jusqu’en août 1999.

De la théologie aux sciences religieuses

Premier bibliothécaire du Saulchoir ayant reçu une formation professionnelle, Michel Albaric eut à cœur de poursuivre les intuitions de ses prédécesseurs. Ainsi, le frère Duval, bibliothécaire de 1941 à 1962, ayant commencé à adopter les règles bibliothéconomiques et à ouvrir la bibliothèque à un public non dominicain, le frère Albaric continua et développa la participation de l’établissement à des catalogues collectifs, prit part à l’élaboration de normes de catalogage ou de listes d’autorités, et, surtout, ouvrit la bibliothèque à un public de chercheurs et d’universitaires plus large qu’auparavant.

Le frère Saffrey, bibliothécaire de 1962 à 1965, ayant embauché le premier salarié de la bibliothèque, créé l’Association des amis de la bibliothèque du Saulchoir, et porté une attention toute particulière à l’enrichissement de la réserve des livres rares et précieux, le frère Albaric étoffa l’équipe de la bibliothèque de plusieurs autres salariés et de nombreux bénévoles, suscita des subventions publiques et augmenta la réserve. En outre, les collections s’étant considérablement accrues, le frère Albaric procéda en 1992 à une extension de la bibliothèque dans des locaux mitoyens. En effet, outre ses acquisitions régulières par achats, recensions ou échanges, la bibliothèque a reçu et continue à recevoir de nombreux dons, souvent spécialisés et de qualité scientifique, et hérite des bibliothèques des couvents qui ferment dans la province de France. Elle reçoit aussi l’ensemble des productions des Éditions du Cerf, maison dominicaine.

Si les bibliothécaires du Saulchoir se suivent, ils ne se ressemblent pas pour autant, chacun, tout en continuant les acquis de ses prédécesseurs, apporte ses intérêts propres, qui se traduisent par un élargissement du fonds. Ainsi, le frère Duval, historien de l’Église, particulièrement du concile de Trente et de l’Ordre dominicain, a-t-il acquis une partie de la bibliothèque historique d’Édouard Jordan et reçu une partie du fonds de paléographie de Jean Detrez (dont les archives ont ensuite été déposées à la bibliothèque par l’Institut de recherche et d’histoire des textes – institut avec lequel la bibliothèque est désormais liée par convention). Le frère Saffrey, helléniste spécialisé dans le néoplatonisme, a porté et porte toujours une grande attention aux fonds de philosophie classique et renaissante de la bibliothèque. Le frère Albaric, passionné d’iconographie et d’ethnologie religieuses catholiques, a constitué un fonds de plus de deux cent mille images de piété, de plusieurs milliers d’éditions de missels français, de reliures religieuses, souvent précieuses, et d’objets de piété domestique (médailles, statues, reliquaires, crucifix, etc.), sans oublier des estampes, au nombre desquelles une exceptionnelle collection de mille caricatures politiques de la Commune de 1871.

Ainsi la bibliothèque du Saulchoir, au fil de ses responsables, de bibliothèque de théologie est devenue bibliothèque de sciences religieuses.

De saint Thomas à Gilles Deleuze

Aujourd’hui les collections de la bibliothèque comptent près de cinq mille titres de périodiques et plus de deux cent vingt mille volumes (avec un accroissement annuel moyen d’environ trois mille volumes) qui forment une documentation spécialisée, particulièrement poussée dans le domaine des christianismes orientaux et occidentaux, de la patristique, de la philosophie et de l’histoire. Depuis quelques années, un effort a été fait sur les acquisitions en philosophie contemporaine et dans le domaine des religions orientales et les religiosités dites « parallèles ».

Les ouvrages sont répartis selon une classification propre à l’établissement, élaborée dans les années 1920, et subdivisée en près de quatre cents classes réparties en catégories plus générales comme dans le tableau ci-dessous.

S’y ajoutent environ huit mille volumes d’usuels en accès libre et deux mille ouvrages à la réserve dont deux cents incunables et quelques rares manuscrits (parmi lesquels l’un des tout premiers témoins latins du Fons vitæ d’Avicébron).

La bibliothèque abrite aussi plusieurs fonds d’archives comme ceux des spécialistes du Proche-Orient que furent Édouard Dhorme (la bibliothèque possède notamment le manuscrit autographe de sa traduction de l’Ancien Testament pour la bibliothèque de la Pléiade) et Marie-Joseph Steve, de la bibliste sœur Jeanne d’Arc, du médiéviste Jean Detrez, du promoteur de l’art sacré que fut le père Couturier, ou de l’écrivain Roger Stéphane.

De même, les archives de la province dominicaine de France sont hébergées dans les locaux de la bibliothèque. Avec ses mille cinq cents lettres autographes de Lacordaire, ses correspondances des dominicains de France avec leurs contemporains, souvent prestigieux (Bergson, Maritain, Claudel, Rouault, Matisse, Léger, Le Corbusier, etc.), ces archives, évidemment complémentaires du fonds de la bibliothèque, offrent aux chercheurs une documentation essentielle pour l’histoire du catholicisme, et, plus largement, de la vie intellectuelle en France depuis la deuxième moitié du XIXe siècle.

Enfin, diverses associations et institutions ont déposé leurs fonds à la bibliothèque, certains étant consultables par les lecteurs comme celui de l’association Genres en christianisme, consacré aux femmes et aux féminismes dans les Églises chrétiennes, la bibliothèque capitulaire de la cathédrale de Paris, ou le fonds documentaire Gilles Deleuze qui succède au fonds Michel Foucault, abrité pendant plusieurs années par la bibliothèque et, depuis, déposé à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine).

En outre, le Collège des éditeurs des œuvres de saint Thomas d’Aquin, installé depuis juin 2003 à proximité de la bibliothèque du Saulchoir, met à disposition des lecteurs son fonds documentaire de médiévistique et de paléographie, fonds très remarquable par sa collection presque exhaustive de microformes des manuscrits des œuvres de saint Thomas.

La bibliothèque n’ayant pu encore procéder au catalogage informatique rétrospectif de son fonds (mais le projet n’en est pas abandonné), elle propose deux types de catalogues : deux catalogues papier (l’un alphabétique, l’autre topo-numérique) pour les collections jusqu’en 1997 ; un catalogue informatique de près de trente-cinq mille notices pour les ouvrages entrés depuis 1998. Seul ce dernier est aujourd’hui alimenté. Intégré au réseau du CNRS « Premier millénaire chrétien », il est disponible en ligne soit par le biais du site internet de la bibliothèque 1, soit sur le site de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée 2.

Le nombre annuel d’inscriptions dépasse les mille lecteurs (compte non tenu des dominicains) pour une fréquentation quotidienne moyenne de plus de trente-six lecteurs (chiffre qui croît régulièrement ces dernières années), ce qui représente annuellement près de vingt mille documents consultés.

Majoritairement composé d’étudiants de troisième cycle et doctorants, chercheurs et enseignants (la bibliothèque est accessible à partir de l’année de maîtrise), le lectorat dit venir à la bibliothèque surtout pour ses fonds de sciences religieuses, de patristique, de médiévisme et de philosophie. De fait, le fonds médiéval est particulièrement riche, la bibliothèque s’étant montrée très attachée à l’acquisition des sources en ce domaine. Ainsi, à titre d’exemple, possède-t-elle plus de six cents éditions des œuvres de saint Thomas, dont plusieurs incunables (sans oublier une curieuse traduction chinoise de la Prima pars de la Somme théologique), et met à la disposition de ses lecteurs, en accès direct, le gigantesque Index thomisticus (cinquante-six volumes) de Robert Busa, ainsi que sa version informatique.

Toujours fidèle à son projet de promotion de la recherche, la bibliothèque organise depuis novembre 2001 des conférences mensuelles conçues sur le modèle des works in progress anglo-saxons. Un lecteur y présente l’état de ses recherches et les confronte aux questions et remarques du public. Là encore, l’ouverture du champ culturel est de mise puisque les sujets traités sont allés de l’édition de textes néoplatoniciens aux recherches logiques de la philosophie américaine contemporaine, en passant par l’iconographie médiévale de la pendaison de Judas, la philosophie du droit, la kabbale renaissante, le nominalisme, etc.

La bibliothèque du Saulchoir occupe aujourd’hui une place de choix dans la vie académique et culturelle française ; en témoignent l’aide qu’elle reçoit de plusieurs organismes publics et la fidélité et l’amitié de ses lecteurs. Qu’il me soit permis de penser que c’est l’un des fruits de la ténacité de mes prédécesseurs à tenir que les sciences religieuses, pourvu qu’elles soient menées dans un esprit de respect et de sérieux, ont leur place, nécessaire, dans la culture, serait-elle laïque – et de le prouver par la qualité des travaux de ceux qui viennent travailler au Saulchoir.

Juillet 2003

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La façade de la bibliothèque du Saulchoir à Paris, dans le XIIIe arrondissement. © Bibliothèque du Saulchoir.

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Classement des collections (en volumes)

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Détail du premier feuillet d’un manuscrit inédit du Liber fontis vitæ d’Avicébron (c. 1225-1245). Parchemin. Réserve – ms. 1, f o 23 r o du recueil factice (communément appelé, d’après l’une de ses quatre pièces, Cartulaire de Saint-Jacques) dans lequel est relié ledit manuscrit. Une description en est donnée dans : Mickaël Vérité, « St Thomas d’Aquin lecteur du Liber fontis vitæ d’Avicébron », Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 86, 2002, p. 443-448. © Bibliothèque du Saulchoir.