Connaissances, méconnaissance et ignorance religieuses aujourd’hui
Chacun s’accorde à déplorer l’ignorance religieuse contemporaine. Mais de quelle ignorance parle-t-on ? La religion du présent et la montée de l’individualisation nourrissent les modifications des relations que nos contemporains entretiennent avec la culture religieuse.
Everyone deplores today’s ignorance of religious matters. But what ignorance are they talking about? Religion of the present day and the increase in individualisation fuel the changes in relations that our contemporaries have with religious culture.
Alle stimmen überein die heutige religiöse Unwissenheit zu beklagen. Aber von welcher Unwissenheit spricht man eigentlich? Die Religion der Gegenwart und die Zunahme der Individualisierung fordern die Modifikation der Beziehung, die wir Zeitgenossen mit der religiösen Kultur aufrechterhalten.
Cada uno concuerda en deplorar la ignorancia religiosa contemporánea. ¿Pero de qué ignorancia se habla? La religión del presente y el auge de la individualización alimentan las modificaciones de las relaciones que nuestros contemporáneos mantienen con la cultura religiosa.
L’histoire se passe au début du XXIe siècle, au mois de février 2001, plus précisément le jour des Cendres. La présentatrice d’une chaîne de télévision française conclut son bulletin météo en lançant chaleureusement aux téléspectateurs : «… et bonne fête à toutes les Cendres ». Des anecdotes comme celle-là, tout le monde, à commencer par les conservateurs de musée ou les professeurs de français ou d’histoire, pourrait en citer des quantités. Et chacun s’accorde à déplorer l’ignorance religieuse contemporaine. Mais de quelle ignorance parle-t-on exactement ?
Cette ignorance est à la fois apparemment facile à observer et en réalité difficile à définir. Elle fait partie de ces mots qui vont sans dire, mais qui ne vont plus en les disant. Car comment la caractériser, sinon à partir de ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire à partir de la connaissance. L’ignorance n’est généralement abordée dans les enquêtes sociologiques que comme l’envers de la connaissance, une notion en creux en quelque sorte, un résidu conceptuel. Et non construite à partir d’attributs qui lui seraient spécifiques.
Paradoxalement, plus un individu sait des choses, plus il s’éprouve ignorant : il mesure l’ampleur de ses lacunes et se représente la totalité des savoirs possibles, comme un marin se représente la ligne d’horizon sur l’océan : elle recule à mesure qu’il avance. C’est à se demander si la proclamation personnelle d’ignorance n’est pas un des indices les plus sûrs d’un niveau élevé de connaissance. Au fond, la vraie ignorance est celle qui ignore qu’elle ignore.
Ces préliminaires étant posés, le sociologue se retrouve un peu bloqué dans son analyse, et ne peut s’en sortir qu’en bottant épistémologiquement en touche, si on peut dire. C’est-à-dire en se plaçant en position d’extériorité et non du côté du ressenti, et en procédant à des mesures de la connaissance culturelle, ou de la méconnaissance, faute d’indicateurs plus pertinents. Au-delà de ce constat, nous tenterons cependant de mettre en évidence les processus qui sont à l’œuvre derrière cette situation, et de voir en quoi certains d’entre eux – car l’ignorance ne date pas d’aujourd’hui 1 – sont propres à notre modernité.
État des lieux
Un certain nombre d’enquêtes ont été réalisées au cours de ces dernières années, qui comportaient à un moment ou à un autre des tests de connaissance, des « interrogations écrites ou orales » en quelque sorte. Plutôt qu’aux résultats statistiques, plus ou moins anecdotiques, nous nous intéresserons à quelques idées force qui s’en dégagent.
Dès 1988, un grand sondage Ipsos-Le Monde 2 faisait apparaître des lacunes très importantes dans la culture religieuse des Français, qu’il s’agisse de la connaissance de la signification de fêtes qui continuent pourtant à faire l’objet d’une commémoration « civile » puisqu’elles donnent lieu à congé (Pâques, Ascension, Pentecôte), du contenu de dogmes (la Trinité, etc.) ou de l’identité de personnages (Moïse, Abraham, etc.). Autant qu’une disparité des connaissances selon les thèmes, cette enquête révèle une déhiérarchisation des connaissances. Un exemple : tout le monde ou presque sait ce qu’est Noël (90 % répondent qu’il s’agit de la naissance de Jésus). Mais moins d’une personne sur deux (45 %) est capable de dire spontanément que Pâques est la résurrection du Christ. En d’autres termes, ce qui fait le cœur du christianisme n’est pas – ou n’est plus – au cœur de la connaissance du christianisme.
Seconde approche : une recherche consacrée à la Bible 3 proposait une sorte de Trivial Pursuit, avec une dizaine de questions, certaines faciles et d’autres difficiles, où les personnes sondées avaient à choisir entre trois réponses, dont deux fausses (par exemple : « Dans la Bible, la création du monde dure 7 jours, 77 ans ou 7 siècles ? »). Le niveau général des connaissances n’était pas fameux, mais l’enseignement principal de l’enquête est ailleurs : contre toute attente, le facteur sociologique le plus corrélé avec la qualité des réponses n’était pas le niveau de proximité religieuse des personnes interrogées mais… le niveau d’études. La culture religieuse comme la « culture cultivée » (pour reprendre une expression d’Edgar Morin) croît au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle des diplômes, de manière encore plus nette qu’au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle de fréquence de la pratique confessionnelle. Ce qui est à l’œuvre aujourd’hui dans le domaine des connaissances religieuses est d’abord une logique de « capitalisation culturelle », au sens où l’entend Pierre Bourdieu 4, autant sinon plus qu’une logique de proximité religieuse.
Autre enseignement particulièrement intéressant de la même étude : quand, dans les enquêtes, on propose aux personnes interrogées des pistes de réponses, comme ci-dessus, elles arrivent plus facilement à retrouver au fond de leur mémoire laquelle correspond à un savoir enfoui. En revanche, quand on pose les questions de manière ouverte sans rien suggérer, elles ne peuvent souvent donner aucune réponse. Le phénomène est certes classique dans les sondages, mais on relève ici quelques exemples impressionnants. Par exemple, à la question « L’histoire du Christ se passait il y a combien de temps ? », 45 % des personnes interrogées n’ont pas su donner spontanément une date, même approximative, ou ont donné une date radicalement fausse (1 000 ans, 3 000 ans…). Alors qu’elles utilisent cette date tous les jours en l’inscrivant au bas de leur courrier, de leurs chèques, de leurs papiers, etc. ! Évidemment, si nous leur avions tendu la perche, il y aurait eu beaucoup plus de bonnes réponses.
Mais un tel flottement sur une question aussi évidente laisse songeur. Et nous amène à une distinction – empirique – entre connaissance spontanée et connaissance assistée. La première est celle dont on se souvient à l’état réflexe, parce qu’on en est imprégné, la seconde est celle qu’on retrouve après réflexion, parce qu’elle est stimulée : elle nécessite de reproduire le contexte pour affleurer à la conscience. D’où une interrogation : est-ce que ce qui décline aujourd’hui, plutôt que la connaissance, n’est pas justement la mise en contexte ? Comme dit Jean Baubérot : « Une certaine culture religieuse subsiste à l’état virtuel, mais a peu d’occasions de se réactiver. » 5
Une manière complémentaire d’aborder l’état des connaissances consiste à mesurer, en amont, la présence des outils de la connaissance au domicile des gens. Au premier rang desquels l’écrit : le livre est à la fois le conservatoire de la mémoire et un vecteur essentiel de la transmission. C’est particulièrement vrai pour les trois grandes religions monothéistes présentes en France : le christianisme, le judaïsme et l’islam. Comme le soulignait déjà Freud lui-même : « Une tradition qui ne se fonderait que sur des transmissions orales et non écrites ne comporterait pas le caractère obsédant propre aux phénomènes religieux. Elle serait écoutée, jugée et éventuellement rejetée comme toute autre nouvelle du dehors. » 6
Aujourd’hui, 55 % des Français ne possèdent chez eux aucun livre d’aucune sorte dans le domaine religieux : ni Bible, ni Coran, ni hagiographie, ni missel, ni ouvrage pour adulte ou pour enfant. La culture religieuse est absente, sous sa forme écrite, de plus d’un foyer sur deux. Quand il y a un ouvrage, il s’agit presque toujours de la Bible (40 % des foyers) 7. C’est le dernier texte qui subsiste quand les autres sont absents (même si, en fait, la moitié de ceux qui la possèdent reconnaissent qu’ils ne l’ouvrent jamais ; il en va un peu comme des encyclopédies : on sait qu’elle est là, pour le cas où…). Le livre matérialise une connaissance accumulée, un capital culturel physiquement objectivé, à domicile. Le livre relève de la culture du stock : il est disponible de manière permanente pour soi, et transmissible potentiellement à la génération suivante, par opposition à la culture du flux (la radio, la télévision, mais aussi le sermon ou la prédication) qui doit être saisie en passant, sans qu’on puisse la fixer.
On peut se demander si, au sein de la sphère de l’écrit, le relais du livre n’est pas pris de plus en plus par cette forme de culture de flux que représente la presse. Non pas nécessairement la presse confessionnelle, mais la presse généraliste quand elle rend compte d’événements de portée religieuse. Nous avons vécu récemment cette situation avec les attentats du 11 septembre 2001 à New York et la guerre contre l’islamisme extrémiste qui a suivi. Toute la presse a sorti non seulement des dossiers sur le terrorisme, mais des dossiers sur l’islam, ses sources, son histoire et ses enseignements : elle a redonné des bases de connaissances, souvent très clairement et très honnêtement présentées. Le degré ultime de cette démarche a été la multiplication de hors séries (par exemple Comprendre l’islam de Télérama) et de compilations thématiques d’anciens articles (par exemple : Islam, ce que vous devez savoir d’ Actualité des religions), dont l’objectif est clairement de pérenniser l’information et d’être conservés par leurs acheteurs. Bref, dans les grandes occasions, la presse réinvente en quelque sorte le livre, au sein des circuits de la culture de flux…
Culture religieuse et modernité
Il est évident que la méconnaissance ou l’ignorance sont directement liées à l’évolution des institutions et de la pratique religieuses : le nombre de clercs (prêtres, religieuses, etc.) – médiateurs privilégiés de la culture chrétienne – est en déclin constant, sans que les laïcs aient pris le relais en quantité équivalente ; la proportion d’enfants catéchisés est aujourd’hui de moins de 40 % d’une génération ; quant à la pratique religieuse régulière (au moins une fois par mois) – qui génère autant d’occasions de réactiver un enseignement –, elle est passée au cours des cinquante dernières années de plus de 40 % de la population à 9 % seulement. Ces évolutions sont centrales pour expliquer la prise de distance vis-à-vis de la culture religieuse.
Mais les processus qui sont à l’œuvre dans le religieux ne relèvent pas que de la sphère religieuse. Ils sont certes produits par une défaillance des mécanismes de transmission et des cadres institutionnels de la socialisation confessionnelle. Mais ils sont alimentés aussi par un déphasage majeur entre les catégories dans lesquelles est émis le discours des religions et sur les religions d’une part, et les catégories dans lesquelles elles sont perçues par les gens auxquels ces discours sont destinés d’autre part. Cette grille de perception est forgée par ce que vit chacun dans une tout autre sphère que la sphère religieuse : monde du travail, univers des médias, etc. Elle renvoie à une modernité qui est en porte-à-faux avec l’univers religieux sur un grand nombre de points essentiels. Quand bien même l’ignorance n’augmenterait pas, elle change profondément de nature. Il faut insister plus particulièrement sur deux de ces contradictions : une contradiction entre la mémoire religieuse et la manière dont la modernité vit le rapport au temps. Et une contradiction entre la démarche religieuse et la manière dont la modernité vit le rapport à l’individu.
Notre rapport au temps est en train d’évoluer profondément, au profit du développement d’une véritable culture de l’impatience. Celle-ci est à l’œuvre partout, dans la consommation (depuis les tirages photos en une heure jusqu’à la livraison garantie sous 48 heures, depuis les plats cuisinés tout préparés jusqu’aux plantes à croissance rapide) comme dans la vie affective (où, pour dire les choses de manière un peu crue, « on conclut d’abord, on construit ensuite »). Et elle culmine bien sûr dans les médias audiovisuels avec le zapping : on n’a plus envie d’attendre que ça devienne bien. D’où un abaissement massif de ce qu’il faudrait appeler le seuil de résistance à l’ennui. Tout ce mouvement est en porte à faux avec la démarche religieuse comme avec la démarche culturelle (et à plus forte raison avec la démarche de culture religieuse…), car celles-ci sont des approches qui s’inscrivent par nature dans une durée, un « temps long », qui nécessitent des silences et des lenteurs. « Le propre des sociétés modernes est de liquider les communautés de mémoire au profit d’une culture de l’immédiat, de l’instantané. Les conséquences sur l’univers religieux sont considérables », souligne Danielle Hervieu-Léger 8.
Au fond, la principale résistance que rencontre la religion aujourd’hui n’est pas le matérialisme mais le présent, ou plutôt la religion du présent. C’est particulièrement vrai pour les religions comme le christianisme qui se fondent sur une spiritualité de la progression personnelle, qui s’enracinent dans une histoire et un passé revendiqués, et qui projettent vers un avenir une réalisation de soi différée. La contradiction est moins frontale avec d’autres religions, en particulier celles qui développent un autre rapport au temps et insistent sur la permanence de toute chose ou sur la valorisation de l’instant présent. C’est sans doute une des raisons, parmi d’autres, de l’accueil favorable réservé au bouddhisme dans notre modernité occidentale.
La question de la temporalité est donc au cœur de la question de la connaissance ou de l’ignorance religieuses. Or la temporalité de la mémoire religieuse connaît des « coups d’accordéon ». On assiste à la fois à une contraction du temps, et à un évitement de l’histoire.
La mémoire religieuse n’a bien évidemment pas disparu, il ne s’agit pas d’une amnésie. Mais elle est sélective, comme toute mémoire. L’éloignement général du religieux entraîne que ce principe de sélection se fait de plus en plus au détriment du sens, et au profit des événements : la signification de nombre de points de dogme, de rites collectifs, de valeurs attachées à des textes, d’enseignements à tirer de vies justes, s’estompe quand elle n’est pas alimentée par une foi, entretenue par une pratique ou, à défaut, rappelée par un environnement social. Ne restent que les faits historiques, les personnages, etc. Dans le cas du christianisme, ce tamis n’a pas retenu le meilleur. Il s’agit souvent d’une mémoire réduite aux abcès : Galilée, les Croisades, l’Inquisition, la conquête de l’Amérique latine, etc. Bref, comme dit Jean-Louis Schlegel, le temps de la mémoire fait une fixation sur le « passif du passé » 9.
Parallèlement, il faut bien constater un regain d’intérêt pour les « sources », les textes fondateurs des grandes spiritualités, les « racines ». Ce mouvement d’intérêt pour les origines semble contradictoire avec ce que nous avons dit sur la méconnaissance des épisodes antérieurs de l’univers religieux, et sur l’indifférence au passé. En réalité, c’est un intérêt qui fait l’économie de l’histoire, comme si seul comptait le message originel, tout le reste n’étant que pollution ou écran interposé. Tout le reste, c’est-à-dire au fond la construction du sens qui s’est élaborée au cours des siècles à travers les interprétations et les expériences des hommes qui se sont succédé, et des institutions qui ont eu pour fonction de mettre à disposition du plus grand nombre (ou d’imposer, à certaines périodes) cette capitalisation d’expériences. Cette conception d’un religieux sans médiations ni médiateurs, d’un accès direct à l’essentiel ou à un savoir premier, est en réalité au cœur de la conception actuelle de l’individu et de la modernité. On la retrouve aussi bien dans la sphère politique et sociale (refus des corps intermédiaires, valorisation des « vrais gens » au détriment des experts, substitution des collectifs aux syndicats dans les luttes, etc.) que dans la sphère culturelle (l’idéologie Internet d’un accès direct de tous au grand tout des connaissances humaines, sans apprentissage, ni recours à des dispositifs de type discursif comme les livres, en représente l’expression la plus aboutie).
Ce mouvement général, qui dépasse donc très largement le champ du religieux, a bien évidemment ses bénéfices. Mais il est en même temps préjudiciable à une dimension fondamentale de la culture religieuse : il n’y a transmission que s’il y a médiation, il n’y a de connaissance maîtrisée que s’il y a aussi construction et organisation d’un savoir. Comme le dit Régis Debray, l’ignorance religieuse s’inscrit dans le cadre plus large de la crise de la culture comme processus anthropologique cumulatif 10.
La montée de l’individualisation
L’individu est de plus en plus revendiqué aujourd’hui comme le centre de tout rapport au monde. Il est devenu la mesure de toute chose (l’alpha et l’oméga, pour reprendre un vocabulaire qui ne s’appliquait justement pas à l’homme…). L’individu contemporain ressent sa vie comme un processus d’autoengendrement : ce que l’on éprouve soi-même est le critère premier d’ajustement aux situations que l’on rencontre, l’expertise extérieure pèse de peu de poids par rapport à l’expérience personnelle, chacun tend à construire ses normes de manière autonome en se référant à des valeurs qu’il a forgées lui-même, etc. Ces évolutions ont été repérées et analysées par tous les sociologues depuis une vingtaine d’années, nous n’y reviendrons pas. En revanche, il est intéressant de regarder de près ce qui se passe dans le champ des connaissances (ou de l’ignorance) religieuses : beaucoup de choses y prennent un sens nouveau dans la foulée de ce déplacement majeur. Trois attributs du rapport moderne de l’individu à lui-même nourrissent en particulier les modifications de la relation que nos contemporains entretiennent à la culture religieuse :
– La relativisation
Les vérités n’ont plus nécessairement aujourd’hui pour vocation d’être partagées. Ce qui est bon pour toi ne l’est pas forcément pour moi (ou si l’on préfère, « chacun sa voie, chacun son truc »). Du coup, comme le fait remarquer Danielle Hervieu-Léger 11, « ce qui s’affaiblit, c’est l’ardente obligation de transmettre », puisque cette conception appliquée à la religion veut que je n’aie pas à imposer la solution qui me convient, car elle ne va pas convenir nécessairement aux autres ou à mes enfants. C’est le rôle de l’instance de transmission familiale qui s’en trouve profondément altéré.
– L’autospiritualité
L’expérience du spirituel et du religieux fait de plus en plus l’économie des églises (de leurs rituels et des savoirs qu’elles ont constitués). Du moins dans les principaux pays occidentaux, comme le montre par exemple une enquête américaine sur les générations du baby-boom, où le tiers des répondants se dit d’accord avec la phrase : « Les gens ont Dieu en eux, donc les Églises ne sont pas vraiment nécessaires » 12, ou une récente enquête française sur les 15-18 ans, où 60 % des jeunes sont d’accord avec la phrase : « La religion est plutôt une affaire individuelle, elle n’a pas besoin de s’exprimer dans le cadre d’une Église ou d’une communauté » 13. C’est l’instance de transmission collective et de socialisation religieuse qui est ici contournée.
– La logique de l’efficacité
Ce qui définit qu’une chose est bonne (une croyance, une démarche, une prière, etc.) n’est plus nécessairement qu’elle est attestée par l’histoire ou par un magistère – donc par la transmission d’une culture religieuse –, mais qu’elle me fait du bien à moi, ici et maintenant. On peut analyser comme cela le succès des techniques de développement personnel, ou l’introduction, dans la sphère du religieux, de critères d’efficacité immédiate qui étaient plutôt jusque-là réservés à la sphère de la consommation. Avec, en particulier, une place de plus en plus importante accordée à l’émotion ou au corps, c’est-à-dire aux affects, sur les doctrines et les connaissances. Jean Vernette parle d’un « déplacement du dogme à l’expérience » 14. Il est clair qu’il est possible de faire l’économie d’un savoir religieux dès lors qu’on attend d’une religion qu’elle apporte d’abord non pas une vérité ou une connaissance du monde, mais un épanouissement.
Trois distinctions
La réflexion sur la nature de la méconnaissance ou de l’ignorance religieuses, et plus encore la réflexion sur les conditions de transmission des bases d’une culture religieuse qui permette à chacun de rester en prise avec les racines culturelles de sa propre société – hors de toute visée apologétique ou prosélyte – nécessite d’opérer trois distinctions entre des notions trop souvent confondues dans les débats qui portent sur ces sujets.
1. Une distinction entre le besoin et la demande. Si l’on considère que toute connaissance permet à l’homme un meilleur exercice de sa liberté, particulièrement les connaissances qui restituent le poids de l’histoire et celles qui portent sur les fondamentaux, il est clair que la culture religieuse correspond à un besoin. Et que les dynamiques sociales que nous avons évoquées, ou les carences que les professionnels de la médiation (enseignants, historiens, etc.) rencontrent tous les jours, incitent à conclure que de plus en plus de personnes sont privées ou coupées de la mémoire culturelle de leur propre civilisation, et donc d’une partie des clés de compréhension du monde dans lequel elles vivent. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un besoin – diagnostiqué par les spécialistes – qu’il y a nécessairement une demande – exprimée par les intéressés eux-mêmes. Une demande, c’est-à-dire soit une curiosité, soit un manque ressenti, ou les deux. Témoin un sondage récent 15, qui, à la question : « Vous intéressez-vous beaucoup, assez, peu ou pas du tout aux religions suivantes… » donnait 40 % seulement de « beaucoup » et « assez » cumulés pour le christianisme, 10 % pour le judaïsme, 10 % pour l’islam et 15 % pour le bouddhisme (religion censée pourtant faire l’objet d’une curiosité à la mode). Si, à l’inverse, on cumule l’ensemble des réponses « peu » ou « pas du tout », on obtient 55 %, soit plus d’une personne sur deux qui ne s’intéresse d’aucune façon à aucune de ces quatre grandes religions présentes en France.
Au fond, le déficit d’appétence interroge beaucoup plus sur l’avenir de la culture religieuse que le déficit de compétence.
2. Seconde distinction : entre l’ignorance et l’oubli. La méconnaissance repérée dans les enquêtes cache en fait deux phénomènes relativement différents : l’oubli (« Je l’ai su, mais je ne m’en souviens plus, ou alors de manière déformée ») et l’ignorance (« Je ne l’ai jamais su »). Cette distinction n’est pas que théorique, elle a aussi une portée pratique : le journaliste par exemple qui doit écrire un article à l’occasion de telle ou telle fête, ou de tel ou tel événement religieux, doit recourir à deux traitements différenciés : dans le premier cas, il faut redonner forme et épaisseur à des souvenirs disparus ou erronés, c’est-à-dire réactiver la mémoire et reformuler le mal digéré. Dans le second cas, il faut se mettre en position d’initiation, du simple vers le complexe, du familier vers l’étranger, etc. Pas évident, quand on s’adresse dans un journal aux deux publics en même temps…
Plus profondément, on peut faire l’hypothèse que la méconnaissance est en train de changer progressivement de nature, et pas seulement d’élargir son territoire : au fil des générations, nous sommes en train de passer d’une situation dominante d’oubli, à une situation dominante d’ignorance.
3. Dernière distinction : entre la barrière et le niveau, pour reprendre une terminologie forgée par Edmond Goblot dans un tout autre contexte (pour analyser l’accès à la bourgeoisie) 16. Ce qui relève du niveau, dans la méconnaissance religieuse, tient à la plus ou moins grande complexité du discours religieux d’une part, et à la plus ou moins grande formation initiale ou culturelle des personnes à qui on s’adresse d’autre part. Bref, un problème pédagogique classique, qui n’est pas propre à la sphère religieuse, et auquel sont confrontés tous ceux qui ont à transmettre un savoir dans le domaine littéraire, scientifique, etc. Même si la solution n’est pas simple.
Les obstacles de barrière en revanche sont d’un tout autre ordre, et beaucoup plus complexes. Ils tiennent en particulier au sentiment d’étrangeté ressenti par les gens vis-à-vis du langage religieux. On pourrait les formuler ainsi : qu’est-ce qui fait que je comprends tous les mots, mais que je ne comprends pas le sens ? Le problème ici n’est pas la complexité du champ religieux en soi, mais l’absence de familiarité éprouvée à son égard ; non pas le contenu de la connaissance, mais les catégories mêmes de la connaissance.
Connaissance dont finalement nous n’avons toujours pas défini l’objet… S’il fallait en donner une acception minimale, hors de toute démarche de croyance, ce pourrait être : la conjonction d’une histoire et d’une sagesse. Une histoire, à cause de la nécessité du rapport à la mémoire que nous avons évoquée plus haut. Une sagesse, car la culture religieuse n’est pas n’importe quelle culture : elle a à voir fondamentalement avec le sens, et avec la conduite de sa vie. On perçoit bien les deux écueils entre lesquels il faut naviguer : si on transmet une histoire sans une sagesse, on réduit la culture religieuse à une simple réminiscence, à une culture morte, bref à une mythologie. Et on passe à côté de l’essentiel. Si on transmet une sagesse sans une histoire, c’est-à-dire si on aborde le religieux sans la mémoire, on laisse les gens vulnérables à la manipulation de leurs affects, on affaiblit leur résistance aux gourous et au « psyrituel » de contrebande.
Au fond, le vrai défi de la transmission d’une culture religieuse est là : tenir les deux bouts de la chaîne en même temps.