Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques du XVIIe au XXe siècle

par Christophe Pavlidès
sous la dir. de Hans-Jürgen Lüsebrink, York-Gothart Mix, Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel. Bruxelles : Éd. Complexe, 2003. – 347 p. ; 22 cm. – (Collection Histoire culturelle). ISBN 2-87027-954-X : 39 €

On a parfois tendance à considérer, abusivement, qu’en sciences humaines, la recherche « in progress » passe encore largement par les monographies de grands chercheurs, contrairement aux sciences « dures » qui avancent grâce aux communications de colloques et autres preprints, les articles de revues n’étant que des synthèses et les monographies, de la vulgarisation. L’objectivité critique oblige à reconnaître que cette opposition est bien factice : en sciences humaines aussi, la recherche passe avant tout, et plus que jamais, par les communications, contributions de mélanges et autres publications « grises » souvent difficiles d’accès. C’est pourquoi on ne peut que se réjouir des (trop rares) publications intégrales d’actes de colloques importants, notamment dans un domaine transverse comme l’histoire culturelle, et ce même s’il s’agit d’un colloque déjà vieux de trois à quatre ans.

Saluons donc comme il se doit cette édition des actes des journées internationales consacrées en 1999, à Saint-Quentin-en-Yvelines, aux almanachs et aux lectures populaires dans l’ancien et le nouveau monde. L’ambition géographique très comparatiste de ces journées était servie par un aréopage international de chercheurs (européens, brésiliens, américains et canadiens notamment) et accentuée par le caractère xénophile des recherches de chacun : par exemple, Jean-François Botrel, universitaire à Rennes, est connu comme spécialiste de l’Espagne, à laquelle sa contribution au colloque est consacrée.

L’ère de diffusion des almanachs

Les recherches sur la littérature populaire (qu’on pense à Roger Chartier, pour ne citer que lui), et plus spécialement sur les almanachs, avaient déjà donné lieu à de multiples publications – mais, précisément, comme le rappelle Jean-Yves Mollier en introduction, jamais jusque-là dans une telle perspective de comparaison Europe/Amériques.

C’est donc un véritable jeu de piste autour d’un objet sinon unique du moins largement commun dans sa forme, l’almanach « populaire », que parcourent les deux premières parties de l’ouvrage. Les contributions de Michel Vernus et de Dominique Varry pour la Franche-Comté et l’Est de la France, de Véronique Sarrazin pour un cas parisien, de Jeroen Salman et Daniel Droixhe pour la Hollande et la principauté de Liège, d’Alfred Messerli pour la Suisse définissent une « aire de naissance » quasi-lotharingienne autour de la France du Nord-Est, de l’actuel Benelux, de l’Allemagne du Sud et de la Suisse.

L’élargissement de cette aire à l’Espagne (Guy Mercadier, Jean-François Botrel), à l’Europe centrale (Istvan György Toth pour la Hongrie et Malgorzata Komza pour la Pologne) et à la Bulgarie (Krassimira Daskalova) pose inévitablement la question de la permanence et/ou de l’évolution du modèle (« mimétisme ou transformations structurelles ? »), question à laquelle Hans-Jürgen Lüsebrink essaie de répondre par une typologie et une « mise en perspective socioculturelle ».

La troisième partie, consacrée à l’expansion américaine du genre almanach, touche au problème passionnant de l’identité culturelle : y a-t-il « colonisation » ou « autonomisation d’un genre » ? Les cas canadien anglais (Judy Donnelly), allemand des États-Unis (Daniel Purdy) et peut-être plus encore brésilien (Eliana de Freitas Dutra, Claudia Neves-Lopes et Roberto Camara Benjamin, chacun sur un corpus distinct) sont à cet égard extrêmement significatifs.

Stratégies éditoriales et contenus des almanachs

La quatrième partie, consacrée aux stratégies éditoriales, décline là encore plusieurs exemples géographiques (les éditeurs suisses romands par François Vallotton, le Québec par Jacques Michon, le Brésil par Jerusa Pires Ferreira) et temporels. La synthèse de Jean-Yves Mollier sur les éditeurs du XIXe siècle montre une double géographie marquée à la fois par les empires éditoriaux nationaux et par le développement de « petits fiefs locaux » dont les créations éditoriales ne sont pas les moins durables ni les plus fermées aux évolutions.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au contenu même des almanachs et à la substance de ce qu’ils véhiculent comme représentations de soi et des autres, qu’il s’agisse des Geschichtskalender allemands du XVIIe siècle (Helga Meise), du rôle éducatif des almanachs italiens du XVIIIe siècle (Lodovica Braida), de l’exotisme aux XVIII-XIXe siècles (Suzanne Greilich), de la critique de la mode française dans les almanachs allemands du XVIIIe siècle (York-Gothart Mix), de la popularisation du savoir (Lise Andriès) et de la médecine et de l’hygiène (Patricia Sorel) dans les almanachs au tournant des XVIIIe et XIXe siècles (période décidément charnière pour les almanachs français), de la représentation des Anglais dans les Messagers boiteux jusqu’en 1914 (Diana Cooper-Richet). Les comparaisons avec le Brésil s’imposent encore, qu’il s’agisse des almanachs pharmaceutiques du XXe siècle (Margareth Brandini Park) ou de la cartographie d’une ville au XIXe siècle (Paulo Miceli).

Une approche interculturelle

Les conclusions d’Hans-Jürgen Lüsebrink, qui rappelle la double ambition de relever les spécificités des almanachs d’une aire donnée en se fondant sur les contenus et la diffusion notamment, et d’analyser les modes « de transfert culturel et d’appropriation transnationale », insistent sur les points suivants : les almanachs « de large circulation » ont bien en commun leur aspect matériel (petit format en général, papier médiocre) et leur faible prix ; ils sont souvent le fait d’éditeurs spécialisés aux stratégies ciblées ; leur matrice textuelle marie calendrier, éphémérides, et narrations destinées à « orienter, instruire et divertir » ; toutes les « couches sociales alphabétisées » sont touchées, et particulièrement celles qui lisent peu et pour lesquelles l’imprimé est rare et précieux : l’almanach représente une sorte d’encyclopédie pour tous ; entretenant un rapport complexe à l’oralité, les almanachs sont des « machines textuelles » (R. Chartier) structurées autour du rapport texte/image et particulièrement perméables à la diversité des discours, des savoirs traditionnels à la vulgarisation scientifique. D’autre part, alors que la politisation de l’almanach dans l’aire française au XIXe siècle annonce son déclin au XXe siècle, les pays d’Amérique latine lui gardent une place éminente jusqu’à nos jours : l’almanach est aussi un marqueur de l’alphabétisation et de la modernisation des sociétés. Il est également, dans l’ordre des rapports Europe-Amériques, un excellent révélateur de la complexité des transferts culturels à l’œuvre entre « centre » et « périphérie » (les guillemets étant à cet égard plus que de rigueur).

On ne peut donc que saluer la publication de travaux qui ne pouvaient rester inédits ou confidentiels, tant ils conforteront l’historien de l’édition quant à l’importance des mécanismes de construction et de diffusion de la culture populaire ; à cet égard, l’approche interculturelle et le parti pris international sont tout à fait fructueux. Ils montrent d’étonnantes correspondances autant que de significatives différences. Après une telle publication, on ne pourra plus se résigner facilement à ce qu’un colloque de cette importance puisse rester durablement inédit, ou ses communications inaccessibles en français : un tel pari éditorial mérite d’être salué, et encouragé.