Culture, État et marché

par Anne-Marie Bertrand
sous la dir. de Philippe Tronquoy. Paris : la Documentation française, 2003. – 99 p. ; 27 cm. – Cahiers français, ISSN 0008-0217, no 312, janvier-février 2003. – 9 €

Dans sa vénérable collection des « Cahiers français », la Documentation française livre un numéro consacré aux politiques culturelles et, surtout, à l’économie de la culture. On connaît l’intérêt et les limites de cette collection : faire la synthèse d’une question à un moment donné, dans une actualité évidemment changeante – trois dossiers ont, ainsi, évolué depuis la livraison de la revue, ceux de la décentralisation, du droit de prêt et des intermittents du spectacle.

Quelle(s) politique(s) culturelle(s) ?

En ouverture du dossier, Philippe Poirrier se livre à une mise en perspective historique de la politique culturelle non de l’État mais du ministère de la Culture. Identifiant quatre périodes, il en analyse les évolutions : la création (1959-1969) et les principes fondateurs de l’action ; le développement culturel (1969-1981), qui quitte les rivages escarpés de la high culture et du choc esthétique prôné par André Malraux ; l’impératif culturel (1981-1993), où, sous l’impulsion de Jack Lang, le ministère devient à la fois celui des artistes et celui des industries culturelles ; enfin, la refondation (1993-2003), terme poli pour traduire l’affadissement de l’ambition et du projet. À travers ces évolutions, Philippe Poirrier met en évidence « l’indéniable continuité » de l’action et la légitimité désormais acquise de l’engagement de l’État.

Symétriquement à ce chapitre consacré au rôle de l’État, Guy Saez propose une analyse de l’action des collectivités territoriales. Avant de développer le rôle de chacune des collectivités, où les régions occupent un espace encore restreint, sans avoir vraiment trouvé leur place, Guy Saez souligne le caractère « polycentrique de la politique culturelle » : les acteurs sont, par essence, multiples et coopèrent contractuellement (les « financements croisés »). Pour s’adapter à la « montée en puissance du local », l’État a dû territorialiser son action : Guy Saez, évoquant contractualisation, déconcentration et coopération entre collectivités, analyse le paysage politico-administratif comme une « gouvernance culturelle territorialisée ».

Quels sont les grands axes de ces politiques culturelles ? Vincent Dubois souligne le caractère binaire des choix (faits ou à faire) : culture patrimoniale versus création contemporaine, culture légitime versus cultures populaires, culture nationale versus cultures régionales, politique de qualité versus politique de proximité du public. Il souligne les limites du relativisme (pourtant souvent dénoncé) et la persistance du « légitimisme culturel ». Moins convaincante, la contribution d’Isabelle Charpentier et Emmanuel Pierru sur les pratiques culturelles : instruisant un procès à charge et sans nuances, ils expliquent « la faible démocratisation des pratiques » par des facteurs socio-culturels dont ils souhaitent que « la corrélation » puisse devenir « une véritable causalité » – que le « on lit plus lorsqu’on est une femme » devienne « on lit plus parce qu’on est une femme ».

L’économie de la culture

Les contributions de cette deuxième partie déclinent, dans des approches différentes, un même constat : l’économie des produits culturels est spécifique. Spécifique parce qu’il s’agit d’une industrie de prototype, où le succès n’est pas prévisible et où il n’y a pas de lien entre les coûts (de production ou réalisation) et le prix de ces produits – il n’y a pas de « vérité des prix », souligne Françoise Benhamou – ni entre la qualité et le prix (un mauvais film, un mauvais livre ne sont pas moins chers).

Trois articles abordent des secteurs particuliers de cette économie : François Rouet le livre, Alain Quemin le marché de l’art et Sabine Rozier le mécénat culturel – vieille lune dont on s’étonne de la place qu’elle continue à occuper. On s’attardera ici, évidemment, sur la contribution de François Rouet consacrée au phénomène de concentration dans l’industrie du livre. Un historique bien venu montre que la concentration n’est pas nouvelle, même si elle s’accélère. Elle est surtout visible dans la distribution, dans la mesure où, dans l’édition, les marques (les maisons, les labels) demeurent, même après rachat, et avec une certaine autonomie. La concentration de la distribution est un effet de son industrialisation : la commercialisation et la promotion des ouvrages sont des activités stratégiques (atteindre ses lecteurs potentiels) et complexes (acheminer des dizaines de milliers de titres à des milliers de clients). La concentration de la distribution influe décisivement, explique François Rouet, sur la concentration de l’édition et sur sa configuration : « Sous l’effet des contraintes induites par la diffusion-distribution, les structures de l’édition vont peu à peu se rapprocher d’un oligopole à frange – marché dominé par quelques grandes structures mais à côté desquelles figurent de petites entreprises innovantes. » Malgré les incertitudes pesant encore sur le rachat de VUP par Lagardère (et sur le périmètre de cette vente), François Rouet, à juste titre, en envisage les implications éventuelles. Sans être exagérément pessimiste, il avance l’hypothèse d’une rupture entre deux mondes, d’un « découplage » (on aurait dit jadis une édition à deux vitesses) : d’une part, les structures « oligopolistiques » à la recherche des meilleures ventes ; d’autre part, des petites maisons en charge de « la production la plus risquée ».

La troisième partie de la revue porte sur quelques dossiers d’actualité, avec les risques déjà soulignés. Risque relevé par Jean-Michel Leniaud sur la décentralisation du patrimoine, puisque sa contribution polémique plaide contre « le carcan de l’État centralisé », plaidoyer toujours d’actualité. L’article de Pierre-Michel Menger, lui, est au cœur de l’actualité de ce début d’été, où les intermittents du spectacle font la une des journaux : si leurs manifestations de colère sont absentes de cet article, on y trouve, par contre, les raisons profondes – ou comment, par le glissement des subventions de fonctionnement aux subventions sur projet, l’État a encouragé le recours à l’intermittence, et comment le gonflement de l’intermittence aboutit au fait que le nombre de contrats augmente et que la durée des contrats diminue – plus il y a d’emplois, plus il y a de chômage…

Pour conclure, revenons (encore !) sur le droit de prêt, évoqué à trois reprises dans cette revue. Françoise Benhamou, classiquement, adopte la position des éditeurs et présente le prêt en bibliothèque comme un « manque à gagner ». Emmanuel Pierrat, en l’attente du vote de la loi, en reste à quelques considérations prudentes. Quant à Philippe Poirrier, il éclaire le contexte : « Le vif débat sur la question du prêt payant en bibliothèque, qui a profondément divisé les acteurs de la chaîne du livre, souligne combien le service public de la culture est aujourd’hui malmené par des logiques économiques dominantes dans le large secteur des industries culturelles. »

On ne saurait trop conseiller la lecture de cette revue.