Library Review, année 2002-2003, du volume 51, no 3 au volume 52, no 4

par Yves Desrichard
Bradford (West Yorkshire) : MCB University Press. – 30 cm. ISSN 0024-2535

On ne peut pas écrire que Library Review se laisse gagner, au fil des ans, par la facilité, et sa lecture, toujours roborative, laisse l’impression agréable d’une grande stabilité de thématiques et d’interrogations, à l’image de sa mise en pages et de sa présentation, toujours aussi sobres. Les sujets sont si divers, et les rédacteurs si différents, que chacun pourra y glaner des articles correspondant à ses préoccupations du moment – ou suggérant de nouvelles pistes.

Le continent africain

L’un des traits les plus remarquables de la revue est l’importance récurrente des contributions consacrées au continent africain, essentiellement anglophone. Ces articles sont l’occasion in vivo de confronter le discours médiatique sur la fracture (par exemple numérique) Nord/Sud, et sa possible résorption par le biais des réseaux, et notamment d’Internet. Rédigés par des professionnels des pays concernés (Ghana, Nigeria, Ouganda…), ils permettent de se faire une idée plus juste de la situation des bibliothèques du continent, si l’on veut bien prendre garde à l’inévitable mais subtile part de discours volontariste qui se mêle souvent aux constats les plus objectifs.

Si un article consacré au développement des bibliothèques numériques en Ouganda laisse justement ce sentiment de perplexité à l’égard d’un tableau qu’on devine outrageusement optimiste, l’examen par un bibliothécaire nigérian de l’image des professionnels dans son pays est plus stimulant. Se plaçant sous l’égide d’Aristote, postulant que le but de l’homme dans l’univers est la bonté, et que l’apogée de cette bonté est l’atteinte du bonheur, Benki S. H. Womboh commence par se demander si être bibliothécaire est bien une profession… avant de conclure que oui, dans un pays (heureux pays) où la demande excède largement l’offre. Un autre article, signé Margaret M. Momodu, montre que les bibliothécaires nigérians sont, comme c’est le cas de plus en plus en Occident, confrontés à des « usagers » malveillants ou indésirables (« delinquent readership ») dans leurs bibliothèques. La conclusion de l’étude, qui conseille aux professionnels de s’en remettre au service de sécurité, laisse par contre relativement embarrassé.

Pour former ces professionnels, l’enseignement à distance s’impose comme une nécessité, sur un continent immense aux habitats dispersés. Même si le nombre d’utilisateurs y est singulièrement restreint, la totalité des pays africains propose désormais des accès à Internet, opportunité majeure de développement de ces nouvelles pratiques pédagogiques. De nombreux organismes l’ont compris, et Olugbade S. Oladokun nous apporte d’utiles informations sur certains d’entre eux : l’Open University en Tanzanie, l’université de Nairobi au Kenya, et l’UniSA (University of South Africa), dont il souligne l’importance. Ce constat optimiste est bienvenu en Afrique, où les bilans sont, pour le reste, plutôt sombres. En témoigne le point de vue de Philip Ayoo et Japhet Otike sur la reconnaissance des professionnels au Kenya, encore en devenir. Les auteurs soulignent que la mise en place d’un réseau documentaire cohérent n’est jamais perçue comme une priorité, là où la satisfaction de besoins plus « élémentaires » (nourriture, énergie) prime. Ils notent aussi, avec une grande lucidité, que d’une certaine manière les professionnels sont aussi responsables de cette situation : la non prise en compte des besoins des usagers, une certaine atonie professionnelle, sans parler de la « fuite des cerveaux » dans des pays plus lucratifs, contribuent à cet état des choses.

Library and information studies

Un autre domaine dans lequel Library Review excelle est ce que les auteurs qualifient de LIS, Library and information studies, l’enseignement en matière de sciences de l’information. Les contributions sur ce sujet sont particulièrement intéressantes, qui témoignent du souci (anglo-saxon ?) d’évolution permanente des méthodes pédagogiques et des contenus. De nombreux articles sont ainsi consacrés au knowledge management, sujet du jour dans le monde de la documentation, même si personne, semble-t-il, ne parvient à en donner une définition claire. Pour faire simple, disons que, dans le knowledge management, on s’efforce de substituer à une gestion organisée autour du document une gestion organisée autour de l’information, avec pour souci premier la satisfaction de l’usager et non la cohérence du traitement des collections. Révolution copernicienne ou effet de mode ? Selon les articles, la réponse à cette question peut être différente, ce qui témoigne à tout le moins d’un certain flou conceptuel. Certains textes même, il faut bien le dire, proposent une approche si résolument théorique de la question qu’on serait bien en peine d’en envisager la mise en pratique concrète.

L’étude de Jette Hyldegaard sur la mise en place d’un cursus d’enseignement consacré aux portails d’entreprises à la Royal School of Library and Information Science a le mérite pragmatique de donner un peu de consistance à ces notions. En mêlant aspects techniques et préoccupations méthodologiques, ce cursus, séduisant, amène de plain-pied les étudiants à confronter connaissances théoriques et applications sur le terrain des entreprises. Toujours sur les LIS, la contribution de Kerstin Jorna, visant à combattre « de l’intérieur » la prééminence de l’anglais comme langue vernaculaire, y compris dans les disciplines bibliothéconomiques, est des plus roboratives. L’auteur propose d’élargir le champ culturel des étudiants en leur montrant qu’il existe des sources d’information dans d’autres langues que l’anglais, et que l’apprentissage d’au moins une langue étrangère devrait être fortement recommandé… Un démenti à ceux qui considèrent la culture anglo-saxonne comme satisfaite de sa domination et dédaigneuse des autres cultures.

Dans le même esprit d’ouverture, Nils D. Lund souligne que l’histoire culturelle doit être une partie de l’enseignement en matière de bibliothéconomie au Danemark, si l’on veut que les étudiants et, plus tard, les professionnels, puissent avoir à l’égard de leur métier et de leurs pratiques un regard critique et citoyen : là encore, un « avertissement » à méditer.

De délicieuses études érudites

Dans un genre tout à fait différent, Library Review propose aussi, dans chacun de ses numéros, de délicieuses études très érudites sur l’histoire de l’édition et des bibliothèques ; la majeure part de ces petites merveilles est due à Eric Glasgow, « retired university teacher », et ce sont chaque fois des régals un peu nostalgiques. Ainsi de cet article consacré à la genèse de l’Encyclopaedia Britannica, symbole absolu de l’approche des connaissances à la manière anglo-saxonne. Eric Glasgow, non sans malice, rappelle que, publiée en 1771, la première édition de 2 650 pages en trois volumes doit l’essentiel de ses contenus à quelques érudits écossais, et non point anglais, dont William Smelies, décrit comme « a combination of literary genius with alcoholism » – bref, un homme qu’on aurait aimé connaître. Inspirée par la philosophie des Lumières, cette entreprise remarquable fut initiée par des autodidactes, avant de devenir ce que l’auteur qualifie de « intellectual possession of the whole of the Anglo-Saxon world ».

Tout aussi passionnant est l’article consacré à la Marx Memorial Library, fondée en 1933 en réaction aux autodafés nazis, à l’instigation de Ralph Fox, qui devait mourir lors de la guerre civile en Espagne. Consacrée à l’étude du « labour movement » (notion difficilement traduisible), la bibliothèque comprend aujourd’hui plus de 150 000 volumes et, parmi ses collections remarquables, les archives de la Brigade internationale de la guerre civile espagnole. Paradoxalement, à l’heure du triomphe de l’économie de marché, elle n’a jamais connu autant de succès.

Enfin, mentionnons aussi, toujours sous la plume d’Eric Glasgow, une amusante évocation des « bibliothèques circulantes » du XVIIIe siècle, aux accents résolument austeniens. On y trouvait nombre d’ouvrages frivoles et romantiques (pléonasme à l’époque) que dévoraient des jeunes filles « with too much time on their hands », au grand déplaisir des censeurs de l’époque – comme de toutes les époques. Malgré tout, pour l’auteur, ces bibliothèques furent aussi l’occasion d’une première et timide émancipation culturelle des femmes dans une société outrageusement rigide.

D’autres thèmes

Une livraison de Library Review ne serait pas complète sans une étude sur l’anxiété en bibliothèque, sujet apparemment inépuisable de recherches sociologiques : Qun G. Jiao et Anthony J. Onwuegbuzie s’y livrent avec conscience, en liant cette peur avec la capacité de lecture, qu’ils présentent comme une habileté socialement valorisée – ce dont on commence un peu à douter. Notant que le point de vue sur la lecture a été fondamentalement modifié par l’avènement du texte électronique, ils soumettent à la question un groupe de quarante-cinq étudiants, pour des résultats sans grande surprise : oui, les étudiants qui ont peu de facilité pour lire sont anxieux en bibliothèque, celle-ci étant souvent perçue comme une « sea of books ».

Mais, sans conteste, le plus bel article de cette recension est celui consacré à l’incendie de la bibliothèque de Linköping, en Suède, en 1996. Le 20 septembre de cette année-là, un pyromane mit le feu à la bibliothèque, qui fut entièrement détruite avec ses quelque 150 000 livres. Maj Klasson, auteur de ce magnifique article (dont la traduction en français s’imposerait), a recensé et analysé les innombrables réactions engendrées par ce triste événement : entretiens, lettres, graffiti, l’auteur a collecté une somme optimiste et réconfortante de révoltes et d’espoirs, qui prouve l’attachement des habitants à leur bibliothèque. C’est dans le manque que se révèle la nécessité, l’adage est bien connu, et l’article l’illustre parfaitement. Le mélange est d’ailleurs étonnant entre l’approche finalement assez froide de Maj Klasson et le caractère passionné des contributions : poèmes, odes, élégies, tout est bon pour exprimer la douleur de cette destruction, et on sort réconforté et ému de cette lecture.

La lecture suivie de Library Review donne parfois l’impression de passer sans préparation d’un continent à l’autre, que séparent des abîmes en terme de développement économique et par conséquent de pratiques bibliothéconomiques. Si les articles font, comme on l’indique, la part belle à l’Afrique, mais aussi au Royaume-Uni et aux pays scandinaves (qui semblent nouer avec lui des rapports de plus en plus privilégiés), on peut aussi bien « se promener » en Inde, en Nouvelle-Zélande, voire à Singapour ou dans d’autres pays d’Orient.

Cette hétérogénéité revendiquée est finalement un des charmes d’une revue qui ressemble parfois à un « cabinet de curiosités » en bibliothèque, mais dont les approches originales changent de bien des discours convenus. Les lectures rétrospectives de l’éditorial et de l’« Internet column » doivent bien sûr être faites avec circonspection, mais les analyses extrêmement fouillées d’ouvrages spécialisés en anglais peuvent par contre orienter dans le choix foisonnant d’ouvrages en anglais en matière de bibliothèques.