Editorial

Anne-Marie Bertrand

Hypothèse d’école : que serait la culture, la littérature, l’imaginaire, le savoir, la compréhension du monde d’un pays qui ne connaîtrait que sa propre production langagière ? Les langues de l’étranger sont-elles les langues de l’étrangeté ? Ou les langues de l’intelligibilité ?

La traduction (ou la lecture en langues étrangères) est une richesse non seulement parce qu’elle nous transmet d’autres savoirs et d’autres cultures, mais aussi parce que, en nous enseignant les autres, elle nous informe sur nous-mêmes. C’est ce que dit de façon imagée Lao She : « On ne peut connaître tous les aspects de sa culture ; ainsi, le poisson vit dans l’eau, mais il ne peut bondir hors de celle-ci pour voir de l’extérieur à quoi elle ressemble. » Si l’on prolonge la métaphore, la traduction (ou la lecture en langues étrangères) nous permet à la fois de voir l’extérieur et de nous voir de l’extérieur. Ou, pour citer la formule élégante de Jean-François Hersent, « traduire, c’est penser la culture comme rapport entre les cultures ».

Comme nous le rappellent les exemples de la Sorbonne et d’Aix, dans ce numéro, « des ouvrages en langues étrangères sont acquis parce qu’il est impossible de faire de l’histoire en ignorant l’avancée des recherches au-delà des frontières de l’Hexagone ». Si l’on considère que 400 chercheurs américains, au moins, travaillent sur l’histoire de France, on mesure mieux la nécessité de sauter hors du bocal.

Dans cet aujourd’hui que l’on nomme la société mondiale de l’information, la traduction, « l’hospitalité langagière » (Paul Ricœur), n’est-elle pas plus indispensable que jamais ? Mais, en même temps, plus paradoxale ? Car, dit encore Paul Ricœur, « il y a à la base de la traductibilité un paradoxe : d’un côté, la pluralité humaine, dont parle tant Hannah Arendt, qui est sans exception : il y a des langues, des religions, des cultures. D’un autre côté, on a toujours traduit : il y a toujours eu des marchands, des ambassadeurs, des espions, des traducteurs de terrain ou professionnels » *. Ce paradoxe se résout-il dans le sabir universel de l’anglais utilitaire où les cultures se dissolvent dans la culture de masse mondialisée ?

À cette soupe indifférenciée préférons « l’hospitalité langagière » – et culturelle – et notre fameuse diversité culturelle européenne. Européenne ou plus lointaine, puisque l’ouverture aux autres nous permet de « traverser les frontières » (Philippe Picquier) et nous autorise à penser autrement, par exemple, pour rester en Asie et suivre François Jullien, à « penser chinois en français ».

  1. (retour)↑  Dans Dépayser la pensée : dialogues hétérotopiques avec François Jullien, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003.