La véritable histoire de la Grande Bibliothèque

par Dominique Arot

François Stasse

Paris : Éd. du Seuil, 2002. – 205 p. ; 22 cm. – (L’Épreuve des faits). ISBN 2-02-051761-2 : 19 €

Avant d’évoquer plus en détail la contribution que l’ancien directeur général de la Bibliothèque nationale de France a souhaité apporter à l’histoire d’un moment important de la vie culturelle française, il paraît utile de s’attarder sur deux traits distinctifs d’un type d’ouvrage de plus en plus représenté dans la production éditoriale.

Limites et faiblesses du « document-vérité »

Le premier trait réside dans la prise de parole (et de plume) directe d’un acteur de la vie publique. À la tradition de réserve que respectaient par le passé les hauts fonctionnaires, a succédé une pratique médiatique banalisée : juges, responsables publics (il y a quelques mois, jusqu’au directeur de cabinet du Premier ministre), préfets, dignitaires divers, confient leur vision des dossiers dont ils ont (ou dont ils ont eu) la charge.

Le second trait tient dans le titre même de l’ouvrage, La véritable histoire de la Grande Bibliothèque. Le projet de ce genre de livre serait donc de rétablir une vérité dissimulée jusqu’alors aux lecteurs ou bafouée par des accusations injustes ou, variante, travestie par les médias.

Ces deux traits font que ce livre d’un acteur lucide et d’un analyste souvent fin et brillant n’échappe pas toujours aux limites et aux faiblesses du document-vérité, voire du pamphlet. Et les efforts d’écriture manifestes des premières et des dernières pages ne font pas entièrement oublier le catalogue un peu rapide que forme le dernier quart de l’ouvrage. Et si l’on doit saluer le souci de vulgarisation qui caractérise tel ou tel chapitre, certains raccourcis abrupts, voire discutables, ternissent cette intention pédagogique. On songe ici à cette définition des bibliothèques municipales qui selon l’auteur « remplissent une fonction très importante pour la diffusion de la lecture auprès de tous ceux qui n’ont pas les moyens financiers de s’acheter beaucoup de livres ou qui n’ont pas chez eux le confort suffisant pour lire tranquillement ». Certes, mais voici une définition restrictive qu’on a beaucoup lue sous la plume des partisans du droit de prêt…

Ces réserves posées, il faut faire d’emblée crédit à l’auteur de sa passion sincère et de son « parler vrai ».

L’arrogance française

François Stasse commence par retracer à grands traits l’histoire récente de la Bibliothèque nationale, à partir du rapport Beck de 1987 dont «… les bibliothécaires, si attachés à leurs méthodes qu’ils redoutent tout changement… » n’ont pas su s’emparer pour conduire eux-mêmes la rénovation de leur institution. À la suite de l’impulsion nouvelle donnée par François Mitterrand, un « fossé de défiance » se creuse entre l’équipe de projet de l’établissement public constructeur et les équipes de la BN. Débats en grande partie biaisés par l’insuffisance de définition du projet (« On a lancé les architectes […] sans se mettre d’accord sur les fonctions assignées à une bibliothèque nationale »). François Stasse, qui parle plus loin de « déficit de procédure délibérative initiale », reprend à son compte l’analyse qui voit dans le dessein de Dominique Perrault davantage un geste d’urbanisme que d’architecture : Tolbiac est plus un lieu qu’un bâtiment. Et si l’auteur parle de l’architecture, c’est pour lui reprocher son manque de compacité : « Une bonne bibliothèque est un lieu où les lecteurs et les livres sont physiquement proches. »

Le propos de François Stasse devient nettement plus original à partir du moment où il articule son exposé autour d’une réflexion sur deux utopies françaises : « l’utopie technologique et l’utopie démocratique ». Utopies qu’il rapproche, au milieu du livre, des « multiples facettes de l’arrogance française… » C’est à partir de cette double approche qu’il tente d’analyser les cheminements douloureux, les échecs et les limites de ce grand projet, qu’il s’agisse du bâtiment lui-même, du système informatique ou de l’ouverture au grand public (« on a produit la salle d’étude la plus chère de France »). Les multiples figures qu’a prises cette arrogance dans le projet de la BnF font l’objet d’un récit palpitant et parfois plein d’humour. Récit qui prendra au fil du temps un ton moins souriant : « Des volets qui s’écaillent, des portes de verre qui explosent, des plafonds qui se décrochent, des herses qui s’effondrent, des sols qui glissent, tout cela peut n’être vu que comme une accumulation de malchances. » Moins souriantes sont également les réflexions qui portent sur « l’arrogance sociale », à l’origine de la conception médiocre des espaces dévolus au personnel, par contraste avec le confort des salles de lecture.

L’auteur prend courageusement parti en considérant que le projet de la BnF a été surdimensionné et qu’on aurait pu consacrer les deux tiers de la somme dépensée « pour une grande politique de la lecture en province… »

Dans une réflexion qui vaut pour bien d’autres grands projets, François Stasse récuse cette approche toute française qui consiste à déterminer d’abord le montant des investissements pour ne s’interroger qu’ensuite sur les coûts de fonctionnement : « En mettant le processus de décision financière cul par-dessus tête, on s’expose à des réveils tardifs mais douloureux. »

François Stasse ne se borne pas à la relecture du projet de la BnF. Il nous propose en outre des pages stimulantes sur les évolutions nécessaires de l’institution. En témoignent d’intéressants développements sur la nécessité d’une approche sélective du dépôt légal, sur les ressources documentaires électroniques ou sur les horaires d’ouverture des bibliothèques.

François Stasse cite au début de son livre une formule de Jacques Attali prédisant que la future bibliothèque allierait « technologie, culture et décentralisation ». Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de permettre d’évaluer plus justement (avec justice et justesse) le trajet déjà parcouru dans cette triple direction.