Une dynamique de l'insignifiance
les médias, les citoyens et la chose publique dans la « société de l'information »
Bertrand Labasse
Dans sa préface à Une dynamique de l’insignifiance, François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’Enssib, note toute l’originalité de la démarche de publication, dans le cadre de l’école, de l’ouvrage. Car le propos de Bertrand Labasse n’évoque pratiquement pas les bibliothèques, et ne concerne en apparence que de très loin les professionnels de l’information. Il s’agit d’une réflexion, articulée en deux mouvements, sur la transmission du savoir comme enjeu du débat public, et sur les faiblesses de cette transmission, dont sont responsables tous les éléments de la chaîne et les médias au premier rang d’entre eux.
Ceci n’est pas un livre sur Internet
« Ceci n’est pas un livre sur Internet » proclame, dans un élan magrittien, l’auteur dans son avant-propos. On lui en sait d’avance gré : s’il sera bien question de « société de l’information », l’approche du phénomène n’a rien à voir avec un nouvel hymne passionné à la nouvelle ère technico-spirituelle qui se déroulerait sous nos yeux. Bertrand Labasse, plus pragmatique, considère Internet comme un outil parmi d’autres, et pas forcément le plus pertinent ou le plus influent, aux côtés de la presse écrite et audiovisuelle, auxquelles la seconde partie de sa réflexion est plus particulièrement consacrée.
Sa démonstration, menée sur un rythme allègre et vivant, parfois empesé d’un vocabulaire trop élaboré et d’une syntaxe trop contournée, prend plus d’une fois des allures implacables. Le peu d’illusions que pouvaient avoir, à l’égard de la « société » et de « l’information », les lecteurs de Pierre Bourdieu ou de Serge Halimi, sont rapidement balayées. Mais, loin du ton parfois pamphlétaire de ceux qui l’ont précédé, Bertrand Labasse manie exemples et commentaires avec un sens sûr de la fausse ironie ou de la naïveté calculée. De telle sorte que, s’il n’y a pas grand-chose à sauver en termes de raisons d’espérer, du moins est-ce avec le sourire qu’on vient, à la fin du livre, le constater.
Dans sa première partie (« Quelles “informations” ? »), l’auteur propose « une visite (guidée, mais au pas de charge) des soubassements sur lesquels doit s’édifier la cité communicative de demain, visite au cours de laquelle on pourra se demander si les innombrables architectes de celle-ci n’ont pas négligé quelques détails capitaux ». Constatation liminaire : il y a, quantitativement, une explosion de l’information disponible, quel que soit son type, et pas seulement « en ligne ». Plus de livres, plus de lois, plus de chaînes de télévision, etc. Mais, derrière ces réalités chiffrées, qu’en est-il de l’information réellement transmise et, plus encore, reçue et assimilée par ceux auxquels elle est destinée ?
Le soleil tourne autour de la terre
Significativement, sur cette réception, les études manquent, mais celles qui existent sont impitoyables, et concordent pour souligner l’ignorance des citoyens de base sur des sujets sur lesquels, pourtant, on leur demande souvent de se déterminer par le vote. Bien sûr, le choix des questions et leur formulation prêtent toujours à discussion. Il n’en reste pas moins que, dans un sondage réalisé à dix ans d’intervalle, on apprend qu’un Français sur quatre persiste à penser que le soleil tourne autour de la terre. On est amené à s’interroger, non sur la santé mentale de cette « frange » de la population, mais sur la faillite de certaines formes de transmission des savoirs – et au premier rang d’entre elles, le système éducatif. Sur ce point, Bertrand Labasse montre que l’évaluation de l’école reste un sujet éminemment polémique, et que les enquêtes s’ajoutent et s’opposent, qui considèrent les élèves tantôt comme moins ignorants, ou plus ignorants, que ceux qui les ont précédés.
Il reste, et la question concerne les bibliothécaires, que l’école n’est plus (et de moins en moins sans doute) l’unique lieu d’apprentissage et de diffusion des connaissances. La presse, la télévision, Internet, sont devenus des outils d’influence souvent supérieure, et dont la principale caractéristique est l’extrême morcellement de l’offre qui semble correspondre à une segmentation toujours accrue de la demande. Des innombrables variantes des sports « de glisse » à l’essor de magazines de plus en plus spécialisés, toutes les stratégies commerciales et éditoriales aboutissent à une fragmentation toujours plus forte des domaines et, par conséquent, à la quasi-disparition d’un espace de débat public qui soit commun à tous les acteurs concernés.
Cette disparition d’un cadre de référence commun va de pair avec la désagrégation du lien social et la perte du sentiment d’une identité commune. Elle conduit, qui plus est, à une drastique sélection dans la masse des informations reçues ou subies, pour ne conserver que celles immédiatement opérantes ou immédiatement séduisantes dans un contexte social, professionnel, culturel… donné. De telle façon que « les connaissances et informations relatives à la vie de la cité […] auront […] de plus en plus de mal à faire sens pour un public sollicité par une quantité croissante de messages autres, de moindre portée collective mais plus séduisants pour un groupe ou un individu particulier ». Et l’auteur de conclure cette première partie par une formule qui a au moins le mérite lapidaire de la clarté : « En l’état des choses, parler de “société du savoir” n’a strictement aucun sens. »
Les missionnaires démissionnaires
La deuxième partie examine l’un des groupes responsables, aux yeux de l’auteur, de cette faillite du sens et de cette gabegie d’informations inefficaces : les « missionnaires démissionnaires », en l’occurrence le « système médiatique désemparé » et ses servants, les journalistes. Premier constat (et qui pourra faire réfléchir plus d’un bibliothécaire…), on ne se soucie pas, ou mal, dans les rédactions, de son lectorat et de ses réactions. Les enquêtes approfondies sur les attentes et les comportements du public sont pratiquement inexistantes, ou alors utilisées uniquement à des fins de marketing. Et conduisent, sans trop le souci de la pertinence, les journalistes à privilégier une approche anecdotique des sujets traités, et à ignorer les sujets trop « sérieux » qui risquent, selon eux, de faire fuir les lecteurs. Dès lors, note avec malice l’auteur, la désaffection du public pour la presse généraliste, « loin de démontrer [sa] stupidité, témoigne au contraire d’une évaluation assez fine de la valeur réelle des informations proposées ».
Pour autant, il n’existe aucun concurrent sérieux, dans le circuit de transmission des savoirs, à l’utilisation des médias. Ni la communication des hommes politiques, désormais basée sur des règles proprement publicitaires, ni la communication publique, dans ses égarements, ses illusions ou ses naïvetés, n’ont pu, jusqu’à présent, se substituer aux pratiques journalistiques, si déficientes soient-elles. Quant aux scientifiques, leur rôle de vulgarisation est entravé par la méfiance réciproque qu’ils entretiennent avec les journalistes, tout comme par leur ambivalence marquée entre le souci de conforter publiquement l’utilité de leurs recherches et les risques liés à une simplification trop poussée de leurs discours.
Dès lors, ne restent que les journalistes. Mais Bertrand Labasse montre (ce n’est pas une nouveauté) que, prompte à dénoncer les comportements des autres catégories professionnelles, la caste journalistique montre une totale incapacité à l’autocritique, et une profonde résistance à l’examen dépassionné par des observateurs extérieurs, sociologues par exemple. Dans ces conditions, aucune réflexion approfondie ne se développe sur les compétences nécessaires à l’exercice du métier de journaliste, la fameuse césure entre les faits et le commentaire, les modalités de présentation des informations, la déontologie, etc. Plus exactement, si les débats existent, ils sont pour la plupart superficiels et éternellement recommencés, preuve que la profession ne se soucie guère de capitaliser ses connaissances sur elle-même, si ténues soient-elles.
Pour finir, l’auteur montre que l’enseignement en matière de journalisme n’a, en France, qu’une assise réduite. Le comparant malicieusement à l’impressionnant système éducatif mis en place autour des arts du cirque, il montre que cet enseignement est, en France, et surtout en France, particulièrement limité, et qu’on a finalement les journalistes que l’on mérite – ou plutôt que l’on « forme ».
Tout va bien
Qu’en conclure ? L’auteur ne s’y résout pas : « Selon la position de chacun, on pourra légitimement juger [ce livre] positiviste ou relativiste, cynique ou candide, trop critique ou trop complaisant, trop hétérogène ou trop incomplet, trop simple ou trop abstrait, trop prudent ou trop catégorique. » Et c’est bien son principal mérite : cet art méthodique du doute, du balancement, de l’hésitation et du renoncement d’un côté, du péremptoire et de l’affirmatif de l’autre. Un livre qui incite à la réflexion, sans imposer la sienne propre comme fil conducteur.
Certes, on pourra regretter que, s’agissant des savoirs comme du journalisme, l’auteur n’ait pas mieux montré en quoi le contexte économique pouvait dicter une approche marchande des savoirs comme des intermédiaires. Ou comment le système libéral, fondé sur une logique individualiste et hédoniste, s’emploie tout à la fois à décourager la préservation d’un espace public et la conservation de connaissances autres que purement utilitaires ou jouissives. Et qu’il n’a pas su, non plus, pousser au plus loin sa logique destructrice pour stigmatiser ou simplement exposer ce règne de l’insignifiance dans lequel nous semblons baigner sans trop de souci : « Mais est-ce si important ? Si délabré que soit le grand théâtre de la communication publique, il fonctionne encore, même si ses fauteuils se vident peut-être lentement : des élections ont lieu, des journaux paraissent, et les plans se succèdent pour préparer l’entrée dans la société de l’information. Tout va bien… »