Lumières du Nord
imprimeurs, libraires et « gens du livre » dans le Nord au XVIIIe siècle (1701-1789) : dictionnaire prosopographique
Frédéric Barbier
Utilisée à l’origine par les historiens antiquisants, pour l’étude du personnel politique de l’Empire romain, la prosopographie est une méthode de travail qui a été largement mise en œuvre pour des périodes postérieures. Son principe est de décrire la vie ou la carrière professionnelle d’un personnage sur la base d’un cadre normalisé de dépouillement. Mais la présente étude est bien plus qu’un dictionnaire prosopographique.
Elle comporte en fait deux parties principales : le dictionnaire (p. 185-466) et une première exploitation de la documentation rassemblée, qui justifie pleinement le titre Lumières du Nord.
Un important corpus d’acteurs du monde du livre
Le dictionnaire a pour cadre géographique l’actuelle région du Nord-Pas-de-Calais. Il a été constitué en dépouillant de multiples sources documentaires, majoritairement des sources manuscrites : séries des archives départementales (administration de la librairie, fonds des notaires, état civil ancien et, suivant les cas, douanes, archives des émigrés), dépôts d’archives municipales, séries parisiennes, fonds étrangers. S’y est ajoutée l’exploitation de la documentation imprimée : livres, factums, catalogues et annuaires professionnels, bibliographies et études antérieures.
Chaque fiche biographique présente un personnage, imprimeur, libraire, colporteur. Les relieurs n’ont pas été systématiquement retenus ici, non plus que les ouvriers typographes. Un travail prosopographique n’est jamais achevé. Néanmoins, celui-ci conduit déjà à une réévaluation du monde de l’imprimé dans la région. Sur ces critères, 292 personnages ont été identifiés, sans compter les noms supposés et fausses adresses, qui sont signalés en complément. Le tri par profession donne les résultats suivants : 113 imprimeurs typographes (24 %), 245 libraires (51 %), 61 relieurs et 58 individus se livrant à une autre activité, fréquemment des colporteurs, mais aussi des marchands d’images, loueurs de livres, papetiers ou fondeurs… Ces chiffres sont supérieurs au total des personnes, car un même individu exerce souvent plusieurs activités. Pratiquement tous les imprimeurs sont également libraires et un certain nombre font de la reliure. Et l’auteur note l’extrême diversité des dénominations et des activités au-delà du groupe des imprimeurs et des libraires les mieux établis.
Le monde du livre se regroupe pour l’essentiel (87 %) dans huit villes : 97 noms (31 %) à Lille, capitale régionale ; 42 noms (13 %) à Douai, centre juridique, administratif et universitaire ; 39 (13 %) à Valenciennes, capitale du Hainaut français et siège d’intendance ; 27 et 26 noms à Arras et Dunkerque (8 %) ; 15, 13 et 12 noms à Boulogne, Cambrai et Saint-Omer (4 à 5 % de la population d’ensemble) ; 41 personnages sont installés ou de passage dans d’autres localités. Les colporteurs et autres professions sont plus nombreux dans les petites villes. C’est une géographie à la fois concentrée et organisée en un réseau étendu.
Ces fiches suivent un cadre normalisé, qui facilite le repérage des informations et éventuellement une exploitation statistique. La grille comporte trois parties principales : avant la vie professionnelle, la carrière elle-même, puis le « capital social ». Chacun de ces ensembles mérite d’être détaillé. La première partie présente : nom ; date, lieu de naissance et origine familiale ; éducation et apprentissage. La seconde indique, suivant les sources disponibles : profession, réception, adresse et enseigne, privilèges (imprimeur du roi, du parlement, de l’évêque, de la sénéchaussée), histoire de l’entreprise, matériels, personnel, production, associations, orientations successives, devenir de la maison après la disparition du titulaire. En troisième lieu sont rassemblés les éléments relatifs à la famille et à la sociabilité : mariage(s), alliés et descendants, engagement politique, appartenance religieuse (protestant, janséniste) ou adhésion maçonnique, fonctions et charges ; date et lieu de décès, niveau de fortune.
Chaque partie peut comporter des notes, le plus souvent tirées de documents originaux (contrat de mariage, inventaire). La notice est suivie d’une bibliographie. Certaines fiches sont accompagnées de cartes (créances, itinéraires) ou de généalogies sommaires. Les dynasties locales (Battut, Boubers, Danel, Derbaix, Henry, Mairesse, Panckoucke) sont signalées au premier titulaire. Il va de soi que ce schéma idéal est rempli différemment suivant les personnages. Du moins, le dictionnaire fournit une information fiable sur la période d’activité de la très grande majorité des imprimeurs et libraires, sur le type d’activité poursuivi, sur la localisation, bases de tableaux croisés.
Les lignes de force de l’activité éditoriale d’une région
L’étude des « Lumières du Nord » (p. 7-184) comporte une introduction qui retrace l’historiographie de l’histoire du livre au XVIIIe siècle et présente la méthode d’enquête ainsi que les sources documentaires utilisées. Puis l’exposé s’organise en cinq chapitres. Le premier décrit la spécificité d’une région à la frontière récemment fixée, intégrée dans un modèle centralisé qui lui était étranger, caractérisée à la fois par l’industrialisation, l’urbanisation, le développement des voies de circulation. C’est un espace ouvert vers la Manche, les Pays-Bas, l’Allemagne, parcouru par les voyageurs. Le cadre culturel est complexe : ouverture culturelle des académies, présence de la maçonnerie, modernité urbaine d’un côté ; bourgeoisie négociante d’obédience tridentine et magistrats conservateurs de l’autre.
Dans le second chapitre sont présentés les résultats statistiques de l’enquête, en insistant sur la diversité des gens du livre. Si le nombre d’imprimeurs est fixé, concentré dans les grandes villes, l’état de libraire recouvre des réalités variables, avec un petit peuple de revendeurs et colporteurs. Le cadre de surveillance de ces métiers est rappelé, en montrant que le système du privilège et de la censure préalable échoue. Les libraires de province se tournent vers l’interdit. L’idéologie des Lumières est favorable à la circulation des livres. Au flou des pratiques convenables suivant l’administration royale et locale, s’opposent la réalité du marché et les solidarités des élites urbaines.
L’analyse se poursuit par l’examen de la géographie des presses et de la diffusion, des origines géographiques et des trajectoires sociales des professionnels. Dans les villes les plus importantes, l’origine locale est le fait dominant. Les petits centres sont beaucoup plus ouverts. Si le poids de l’héritage est fort chez les imprimeurs et les grands libraires – au cadre de vie confortable – le secteur accueille des hommes nouveaux. Les sensibilités sont diverses. Dans ces terres de Contre-Réforme, le lien à la religion dominante est fort, non sans nuances. André Joseph Panckoucke est janséniste. Les métiers du livre comptent plusieurs francs-maçons. La Révolution sera un révélateur. Parmi les gens du livre on trouve des propagateurs des idées nouvelles, mais aussi des « traîtres à la patrie » et des émigrés (Jean-Pierre Derbaix, la veuve Marchand, Jean-Baptiste Henry, Louis Lefort, Jean-Baptiste Vicogne, Denis Wignan).
Les espaces du livre
Les circuits d’apprentissage vont du circuit régional, des anciens Pays-Bas, au grand tour des principaux ateliers. L’espace de fabrication se caractérise par la mutation des imprimeries, d’une piétaille d’ateliers à la montée en puissance d’imprimeries de trois à cinq presses. Mais il s’agit d’une zone de diffusion et de commerce par des réseaux de libraires dépositaires plus que d’une région d’édition. Situé entre les grands centres de contrefaçon et de production des livres interdits et la France de l’intérieur, le Nord abrite des circuits de l’interdit à destination de Paris et de Versailles. Trois pôles sont identifiés : la côte et son arrière-pays, le pays de Pévèle entre Saint-Amand et Tournai, la vallée de la Meuse, voie vers la principauté de Bouillon, Liège, les villes d’imprimerie des Pays-Bas autrichiens et des Provinces-Unies. L’enquête permet de repérer un certain nombre d’individus intéressés à cette activité lucrative, voituriers et aubergistes, trafiquants mais aussi grands libraires, entrepreneurs de l’interdit, tels les Boubers au réseau international.
L’auteur s’efforce enfin de caractériser la librairie de détail et l’édition dans ce cadre régional, où on se plaint de la suprématie parisienne et du poids de Lille. L’activité d’imprimerie, au départ peu ambitieuse (almanachs, dévotion, ouvrages de ville), décolle après 1760. Les livres religieux dominent toujours, dans une terre marquée par la Contre-Réforme. On doit noter quelques titres exceptionnels (la Science pratique de l’imprimerie de Fertel à Saint-Omer, les œuvres complètes de Rousseau chez Boubers). La curiosité, l’ancrage dans la modernité se traduisent par les publications de récréation, romans, pièces de théâtre et poèmes de circonstance, les ouvrages d’éducation et d’information, en notant la part des périodiques, de l’Abeille flamande (1746) aux Affiches d’Artois (1788), en passant par le Courrier de l’Europe (1778).
Étude et dictionnaire sont complétés par un important index des noms de personnes et de lieux (p. 467-525), portant sur l’ensemble. Les renvois aux personnages et pages des notices prosopographiques sont très clairement faits. Un cahier d’illustrations donne des exemples de pages de titres et frontispices, ainsi que d’ornements typographiques (bandeaux de titres, bois).
L’objectif de cet ouvrage était de fournir un panorama qui permette de dominer un ensemble d’études locales très riches, mais dispersées. Il s’agissait de combler un vide par un recensement systématique des professionnels, grandes dynasties ou marginaux, et de créer un corpus d’analyse exploitable par un traitement sériel. La richesse des gisements documentaires a permis le repérage d’un important corpus d’acteurs du monde du livre. Sur ces bases, l’étude fait apparaître les lignes de force de l’activité éditoriale d’une région. Un pan de la librairie française se trouve ainsi exploré, avec des informations nouvelles : l’ouverture du Nord aux trafics ; l’importance du monde des revendeurs et intermédiaires ; la réévaluation du rapport Paris/province ; le débordement du centralisme monarchique par les particularismes, les compromis, la montée du média de l’imprimé. Nombre de dossiers sont ouverts : les circuits du clandestin et la place de Rouen ; l’histoire des dynasties (en particulier les Panckoucke, les Boubers) ; la connaissance des lectures, à préciser par le dépouillement de catalogues d’anciennes bibliothèques et d’inventaires ; le milieu littéraire régional tout entier à étudier.
Cet élément de la « Prosopographie des imprimeurs et libraires français du XVIIIe siècle d’Ancien Régime (1701-1789) », enquête lancée par le CNRS et conduite par l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, laisse beaucoup augurer de l’entreprise. Souhaitons que puissent être aussi bien traitées, dans les années à venir, d’autres régions ainsi que les principales villes d’impression (Paris, Lyon, Rouen…).