Lectures, n° 124 à 128.
Pour la troisième année consécutive, j’ai le plaisir de faire le compte rendu de Lectures, publication bimestrielle du Centre de lecture publique de la communauté française de Belgique, association chargée de la mission de service public de prestataire de services pour les bibliothèques publiques de la partie francophone de cet État fédéral.
Rappelons le contexte
Avoir sous les yeux une publication « belge » – mot très peu usité en Wallonie et encore moins en Flandre ! – de langue française impose un effort particulier de compréhension du contexte politique, culturel et démographique. Passons sur le politique. La langue française a perdu en Belgique la domination qu’elle exerçait de la création de ce royaume constitutionnel jusqu’au milieu du dernier siècle. Le néerlandais/flamand est maintenant la langue de la partie de ce pays qui est devenue économiquement et sans doute culturellement la plus dynamique, et le français, langue d’un nombre de Belges à peine supérieur à celui des habitants de la seule région Nord-Pas de Calais, est de surcroît concurrencé par l’anglais dans les instances dirigeantes de l’Europe, dont Bruxelles est une des deux capitales. Ceux qui – comme c’est mon cas – ne connaissent pas le néerlandais peuvent parcourir les publications en français ou en anglais du gouvernement de la Flandre, ils y verront l’affirmation d’une politique culturelle « nationale » qui a manifestement le vent en poupe.
Je ne reviendrai pas sur le caractère étonnamment décontextualisé de Lectures face aux problèmes de « politique politicienne » qui affectent la Belgique, si ce n’est pour faire l’hypothèse que cette neutralité semble plus le constat d’une impuissance et sans doute, chez beaucoup d’acteurs du secteur culturel, celui d’une résignation à une future partition de l’État belge sur le modèle de l’ex-Tchécoslovaquie. L’écoute et la lecture récente des propos d’écrivains de langue néerlandaise/flamande invités aux Belles Étrangères, dont ceux de Hugo Claus, confirment cette impression d’un sursis permanent dû davantage à la lassitude devant l’inextricable qu’à une volonté séparatiste affirmée.
L’esprit de Lectures
On en viendrait presque à sous-estimer une politique culturelle francophone qui, en outre, exprime des questions et propose des réponses qui sont aussi les nôtres et ne semble pas, à ce titre, présenter la moindre originalité. On aurait tort. La modestie affichée des concepteurs des dossiers que l’on trouve dans presque chaque numéro de Lectures est au contraire le résultat ambitieux d’une volonté d’informer et de donner des points de repère assurés, avec un recul critique qui évite les dérives technicistes et les éventuelles nébulosités des « Sciences de l’information ». Le dossier « Bibliothécaire-documentaliste ! Une profession en devenir 1 », est exemplaire à cet égard.
Un extrait donne le ton et l’esprit de ce dossier, conçu pour l’information de personnes extérieures au monde des bibliothèques et de la documentation : « Au-delà de la seule technicité, le métier [de bibliothécaire-documentaliste] reste aussi celui d’une personne humaniste, tolérante, sociable, pédagogue, ouverte au monde, proche de tout lecteur, attentive à toute demande. »
On est au-delà de la dichotomie désuète bibliothécaire vs documentaliste, dans l’esprit de ce qui rapproche ces deux professions que ne distinguent que des spécialisations dont tout professionnel devrait pouvoir changer dans le cadre d’une mobilité voulue. Les auteurs illustrent, dans un exposé où le témoignage personnel abonde, à quel point les « NTIC », loin de supprimer la nécessité du recours au médiateur, l’imposent au contraire chaque jour davantage dans un environnement technique et informationnel, où personne ne maîtrise, à un moment donné, la tyrannie du changement permanent.
Le paysage très décentralisé de la formation professionnelle est apparemment plus complexe qu’en France (graduat de trois ans, licence et/ou diplôme d’études supérieures, soit un ou deux ans supplémentaires), mais on remarque que le suivi d’études en formation permanente par « cours du soir » est institutionnalisé et que la « formation continuée » est obligatoire pour les « bibliothécaires subventionnés », c’est-à-dire les fonctionnaires, ce dont nous ferions bien de prendre de la graine.
Remarquons enfin qu’il existe pour chaque niveau trois ou quatre centres de formation universitaires ou assimilés, ce qui devrait aussi nous inspirer, nous qui n’avons toujours pas de cursus universitaires continus pour les bibliothèques et la documentation. Nous sommes en effet dans un pays où l’existence de l’Enssib, pour la formation des conservateurs et bibliothécaires fonctionnaires, est la justification par défaut d’un système où s’élaborent dans les universités des îlots de formation regroupés dans des archipels disparates, selon les opportunités et les bricolages conventionnels du moment.
Un outil bibliographique
Lectures est volontiers pédagogique comme en témoigne, à part du fond, la forme qui fait de cette revue un objet éditorial singulier. Chaque numéro contient de quinze à vingt rubriques, soit une trentaine d’articles, la composition est aérée, l’illustration abondante et variée, les intertitres y sont nombreux et le recours aux notes marginales du meilleur aloi. Voilà des gens qui se soucient du confort du lecteur et Lectures a moins de moyens que notre bien-aimé BBF. Ne voyez pas dans cette dernière remarque un éloge de la pauvreté, mais plutôt de l’ingéniosité. Nous sommes – en Wallonie-Bruxelles – dans un morceau de pays dont les ambitions politiques européennes, et les ambitions culturelles liées à la défense de la langue française, sont inversement proportionnelles à la taille et aux ressources 2. L’individu y lutte vaillamment contre l’héritage d’une histoire minière, sidérurgique et textile écrasante comme les constructions des Cités obscures 3, dans une logique sublime que l’on peut assimiler, sans condescendance aucune, à « feindre d’organiser ce qui nous dépasse ».
Nous n’atteignons sans doute pas le sublime avec l’une des fonctions principales de Lectures, la fonction bibliographique, mais il faut remarquer que l’obstination à faire de la bibliographie signalétique et analytique dans chaque numéro force le respect. Le chapitre des « Recensions », c’est-à-dire la bibliographie courante des nouvelles parutions, termine chaque numéro. Le cadre général de classement témoigne d’un esprit très « lecture publique » : « Livres pour adultes », « BD pour adultes », « Livres pour la jeunesse », et dans la première de ces catégories, le sous-classement est fait selon la CDU, langage documentaire né en Belgique et qui ne sera bientôt plus utilisé que dans sa mère patrie. Dans chaque numéro, on retrouve avec bonheur les rubriques « Les enfants d’abord ! » et « Et les ados aussi », qui poussent plus en détail l’analyse de publications pour ces publics.
La plus grande partie des publications recensées et analysées est produite en France, mais on aurait garde de sous-estimer la production belge francophone et le dynamisme de la librairie de ce pays. Si l’on en croit l’article « Le marché du livre en langue française en Belgique (1996-2000) 4 », les livres d’éditeurs belges représentaient, en 2000, 31,31 % d’un total des ventes de 207,76 millions d’euros, et les livres étrangers, où domine la France, 68,69 %.
Du cyber au liber
Les technosceptiques, mais utilisateurs fréquents de l’informatique, qui ont remarqué qu’au bout de trois pages-écran on imprime et qu’une liste de sites Internet n’est jamais si pratique que quand elle est sur une feuille de papier, apprécieront, dans Lectures, des articles comme « Internet jeunesse 5 », liste commentée et illustrée de sites sur la littérature pour la jeunesse. Ils y trouveront confirmation de leur espoir que le papier coexiste durablement avec le support informatisé, particulièrement quand ils sont aux prises avec des matériels et des logiciels devenus obsolètes et inutilisables après bien peu d’années !
Le souci de la pérennité conclut heureusement le très bon dossier « Le livre de demain dans les livres d’aujourd’hui 6 », où les auteurs sont aussi inspirés par la préoccupation que le « village global » qu’on nous promet ne soit pas si global que ça et qu’il soit surtout constitué de riches. Ils sont aussi manifestement persuadés que l’hypertexte et le cyberespace ne sont que des outils, c’est rassurant.
Ce même souci de pérennité se retrouve implicitement dans le dossier du numéro 124 consacré aux publications de musées 7. L’auteur se fait témoin de cette incapacité structurelle de beaucoup de musées bruxellois et wallons 8 à signaler bibliographiquement leur production éditoriale et à écouler ailleurs que dans leur propre boutique des imprimés qui contribuent à la pérennité de la conservation des œuvres et du plaisir du public à les voir. Belle reconnaissance indirecte de l’importance des catalogues et autres productions muséales en papier, à l’heure où tous les musées se dotent de sites Internet à l’utilité réelle problématique, à part pour la connaissance des horaires d’ouverture.
Nous avons près de chez nous, au-delà d’un pointillé sur la carte, des collègues et amis bibliothécaires et documentalistes qui sont des gens de culture et de savoir. Ils connaissent certainement bien plus et mieux nos réalisations françaises que nous ne connaissons les leurs, qui ne sont en rien moins estimables. Abonnez votre bibliothèque à Lectures, vous soutiendrez par là une publication associative qui, si mes informations sont bonnes, a bien besoin de vos euros pour continuer à vivre.