L'archivistique est-elle une science ?

Marie-Françoise Liard

L’archivistique est-elle une science ? C’est le thème sur lequel ont réfléchi près de deux cents personnes les 30 et 31 janvier derniers, lors d’un colloque organisé (avec le soutien de la Direction des archives de France) par l’École des chartes et l’Association des archivistes français. Il est rare, soulignait dès l’ouverture Anita Guerreau-Jalabert, directrice de l’École des chartes, que le thème d’un colloque scientifique soit formulé comme une interrogation.

Une science entachée d’« enracinement mémoriel »

Dès sa conférence introductive, « Qu’est-ce qu’une science de la mémoire ? », Jean-Clément Martin, professeur à Paris I et directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, répondait déjà que, du point de vue de l’historien, « une science de la mémoire est impossible à constituer en tant que telle », ces démarches scientifiques étant dès l’origine entachées de demandes sociales, d’« enracinement mémoriel » dont la discipline historique sortira mais n’arrivera jamais à s’affranchir. Les protocoles scientifiques buteront toujours sur « les inexprimables, les indicibles ».

Pour les intervenants de la première matinée, la réponse était tout autre : pour les professeurs Bruno Delmas, Paola Carucci et Léopold Auer, qui consacrèrent leurs interventions à l’« invention de l’archivistique » (sous la présidence de Marie-Paule Arnauld, directrice du Centre historique des archives nationales), « le caractère autonome d’une science archivistique n’est plus vraiment contesté » pour reprendre la formulation de Léopold Auer. Le reste de la journée fut consacré (sous la présidence de Catherine Dhérent, chef du Département de l’innovation technologique et de la normalisation à la Direction des archives de France) aux « fondements de l’archivistique dans le contexte actuel », avec une conférence introductive d’Éric Ketelaar et les interventions de Bruno Galland sur les normes, notamment la norme ISAAR, de Geneviève Drouhet sur le « Records management », d’Évelyne Van den Neste et Vincent Doom sur l’évaluation. La séance s’acheva par une intervention de Françoise Bannat-Berger sur les concepts de l’archivistique à l’épreuve de l’électronique, qui évoqua les conséquences de la loi du 13 mars 2000 « portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique », réponse juridique au problème de la perte de tangibilité du document électronique.

Archivistique et histoire

Après cette première journée étroitement centrée sur le monde des archives, la deuxième journée envisagea, sous la présidence d’Anita Guerreau-Jalabert, les rapports de l’archivistique et des disciplines voisines. Une table ronde, sur le thème « Archivistique et sciences humaines », animée par François Gasnault, permit aux participants de revenir à la question de départ : identifie-t-on une approche spécifique de l’archivistique ? Pour Serge Dauchy, médiéviste et historien du droit (Centre d’histoire judiciaire, université de Lille II), qui rappelle que des masses d’archives judiciaires d’Ancien régime sont inexploitées par manque de collaboration entre historiens et archivistes, on peut envisager l’archivistique comme une discipline à part entière. Selon lui, les sources se façonnent aujourd’hui et l’archiviste est l’historien du futur. Pour Philippe Joutard, l’archivistique n’est pas une science auxiliaire, mais les archivistes sont des historiens et c’est une perspective héritée du XIXe siècle que de séparer l’étude historique de l’étude de ce qui permet l’histoire. Enfin, pour Henri Rousso, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent, l’archiviste est un producteur d’histoire, pas un historien.

Les questions foisonnèrent lors de cette table ronde très animée : la formation des futurs historiens sur la manière dont se constituent les archives, le nouveau rapport des historiens au document d’archive depuis une vingtaine d’années (qui pour certains se fonde non sur la recherche de nouveaux documents, mais sur une relecture de sources déjà exploitées en sorte de leur faire dire autre chose que ce pour quoi elles avaient été écrites), l’extension infinie du document : oralité, image, Internet (les chats, les forums sont-ils de l’oral, de l’écrit ?), la collecte active et la description des producteurs d’archives. Et enfin le sujet très sensible de la conservation patrimoniale fut abordé, avec le dépôt de plus en plus fréquent d’archives privées dans des associations, des centres de documentation comme l’Institut d’histoire du temps présent ou même des bibliothèques. La BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) par exemple, qualifiée de « gros collecteur d’archives contemporaines », a récemment reçu les archives de la Ligue des droits de l’homme. Mais si des fonds d’archives sont déposés dans des bibliothèques ou des centres de documentation, les archives elles-mêmes ont des bibliothèques ou des centres de documentation.

Archivistique et sciences de l’information

Dans la même matinée, une autre table ronde, animée par Hervé L’Huillier, directeur des systèmes d’information du groupe TotalFinaElf, fut consacrée aux rapports de l’archivistique et des sciences de l’information. Pour Hubert Fondin, professeur en sciences de l’information à l’université de Bordeaux III, parler de science à propos de l’archivistique serait un abus de langage : comme pour la documentation et la bibliothéconomie, c’est une technique qu’il s’agit d’améliorer, une préoccupation autour d’objets manipulés plutôt qu’une réflexion scientifique, mais comme toute technique, l’archivistique doit être rattachée à une science fondatrice.

Pour Florence Wilhelm, chef de bureau au ministère des Affaires sociales et présidente de l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS), l’organisation complètement séparée des formations en archives, bibliothèques et documentation gêne les travaux ultérieurs qui pourraient être communs, du fait de l’absence de compréhension réciproque de la mission de chacun.

Pour Daniel Renoult, président du Comité stratégique des bibliothèques en Île-de-France, l’enjeu est la qualité de l’information pour les usagers, qui a conduit par exemple à établir au plan international un certain nombre de concepts de protocoles d’échange. S’il est abusif de parler de science, il ne s’agit pas non plus là de magasins des accessoires ni de recettes de cuisine. Archivistes et bibliothécaires ont en commun une volonté de constituer des collections, un autre domaine commun étant la conservation, la description des documents et de leurs contenus (domaine dans lequel, pour D. Renoult, on assiste à une réémergence de solutions sur lesquelles on a déjà réfléchi dans les bibliothèques). Il y a des techniques communes, mais aussi des enjeux communs : le développement du numérique, qui, paradoxalement, conduira à développer, à côté de l’information à domicile, l’accueil dans des espaces dédiés ; la réforme des acquisitions par, notamment, l’acquisition de bouquets de numérique. Enfin, dans l’évolution scientifique actuelle, il faut admettre la polyvalence du métier, mais savoir en tracer les contours et développer la formation permanente à côté de la formation initiale (rattachée, pour D. Renoult, plus à des pratiques passées qu’à des pratiques contemporaines).

Le débat qui suivit revint sur l’organisation du contenu dans les réseaux et sur la fonction de médiation. Pour Hubert Fondin, celle-ci va devenir de plus en plus importante, alors qu’on avait cru d’abord qu’Internet allait aboutir à des pratiques de plus en plus individualisées, et les filières de formation devront dépasser l’approche technique.

La recherche en archivistique

La dernière demi-journée rassembla les participants sur le thème de la recherche en archivistique, sous la présidence de Marcel Caya, secrétaire général adjoint du Conseil international des archives. Dans sa conférence introductive, Marie-Anne Chabin (Archive 17), étudiant les résultats d’une recherche lancée sur Internet à partir de cette question, conclut à une nette prédominance de la présence des Canadiens sur ce sujet. Une table ronde réunit des représentants des filières de formation en archivistique des universités de Haute-Alsace et d’Angers, de l’Institut national du patrimoine et de l’École des chartes, sur les rapports (apparemment parfois difficiles à mettre en place à l’université) de l’enseignement avec la recherche en archivistique, ce qui pose en fait le problème des liens entre l’université et le monde archivistique.

Une autre table ronde réunit Odile Welfelé, Vincent Duclert, Marie Cornu et Gérard Dupoirier, rédacteur en chef de la revue Document numérique, sur le thème des « nouveaux lieux pour la recherche ». Revint la question récurrente à travers tout le colloque du regroupement des archives, de la multiplication des « protocoles de dépôt en dehors du cadre légal » et des associations d’archives privées, de la création de fonds communautaires spécifiques issus d’une pratique identitaire.

Il revint à Martine de Boisdeffre, directeur des Archives de France, de conclure ces riches journées en soulignant qu’« on ne connaît pas complètement une science quand on n’en connaît pas l’histoire » et en annonçant donc la mise en chantier, en liaison avec l’École des chartes, d’une « histoire de l’archivistique française ».