Managers, chercheurs, ingénieurs

Qu'attendent les collectivités de leurs conservateurs de bibliothèque ?

Noëlle Drognat-Landré

Pour la cinquième année, élus et cadres supérieurs des collectivités territoriales se sont donné rendez-vous du 3 au 5 décembre 2002 aux Entretiens territoriaux de Strasbourg, organisés par l’Institut national des études territoriales (Inet). Plus de neuf cents participants ont assisté à ces trois journées de confrontations d’expériences et d’échanges sur les enjeux de l’action publique locale.

Alors que va s’engager une réforme en profondeur du paysage des collectivités locales, les organisateurs ont voulu faire de l’approfondissement de la décentralisation le fil rouge de ces journées. Dans les trente et un ateliers et six conférences-débats, ce sont tous les grands chantiers de réformes en cours qui ont été abordés : démocratie participative, management territorial, aménagement du territoire et développement de l’intercommunalité, transfert des compétences, réforme constitutionnelle, évolution de la fonction publique territoriale. Les expériences étrangères n’ont pas été oubliées : l’Allemagne, avec une approche comparative de la réforme des communes en Allemagne et en France ; et les États-Unis, dont des étudiants de la Northern Illinois University, associés aux élèves administrateurs de l’Inet, se sont interrogés sur la faisabilité de la transposition en France d’un modèle américain d’évaluation des politiques publiques.

Qu’est-ce qu’un conservateur de bibliothèque ?

L’Enssib, partenaire de l’Inet pour la formation des conservateurs territoriaux, proposait un atelier sur le métier de conservateur : « managers, chercheurs, ingénieurs : qu’attendent les collectivités de leurs conservateurs de bibliothèque ? » Animé par Raymond Bérard, directeur des études à l’Enssib, cet atelier réunissait Pascal Allard, conseiller livre et lecture à la Direction régionale des affaires culturelles Nord-Pas-de-Calais, Michel Bourumeau, directeur général des Services de la ville de Saint-Priest et Jean-Claude Utard, responsable de la Cellule formation et évolution des métiers à la Direction des affaires culturelles de la ville de Paris.

Les réponses ne pouvaient qu’intéresser l’Enssib, puisque le corps des conservateurs territoriaux va être profondément renouvelé dans les dix prochaines années : 63 % des conservateurs actuellement en poste prendront leur retraite d’ici 2012 et, avec plus de 50 ans d’âge moyen, c’est le corps le plus âgé de la filière culturelle.

Le conservateur de bibliothèque est-il un ingénieur de l’information, apte à concevoir des systèmes documentaires de plus en plus complexes ? Un manager capable de gérer et de motiver des équipes dans une démarche de politique publique ? Un chercheur exploitant et valorisant les collections dont il a la charge ? Ou bien encore tout cela à la fois, mettant son expertise scientifique et technique au service du projet culturel d’une équipe d’élus ?

Raymond Bérard proposait en introduction à l’atelier la définition du conservateur que s’est donnée l’Enssib pour concevoir ses formations : le conservateur est d’abord un gestionnaire chargé, conformément aux choix stratégiques de son autorité de tutelle, de développer la mission éducative, culturelle et scientifique de la bibliothèque ; c’est aussi un concepteur qui conduit des projets s’inscrivant dans les programmes d’action de son établissement ; un médiateur qui conserve une collection, l’enrichit selon une politique documentaire qu’il aura contribué à façonner, la valorise et la diffuse auprès du public ; et enfin un conseiller qui contribue à éclairer les choix de sa collectivité en matière de politique culturelle.

Jean-Claude Utard présentait ensuite les résultats d’une enquête auprès d’un panel d’élus de la région parisienne 1. Les compétences demandées par les élus portent en priorité sur la gestion d’équipe et les ressources humaines. Le conservateur, nécessairement associé à la réflexion de l’équipe municipale, doit également être capable de mettre en œuvre un projet culturel impliquant les différents acteurs d’un même territoire. Plusieurs élus déplorent toutefois une certaine tendance des professionnels de bibliothèque au repli sur soi, sa bibliothèque, ses collections, alors que la transversalité de l’action culturelle et le travail en réseau, garants de la cohérence d’une politique culturelle, constituent une exigence forte des équipes municipales. Les élus interrogés ne mentionnent aucune attente spécifiquement bibliothéconomique, notamment en matière de gestion des collections et d’informatique : si aucun ne nie la nécessité de maîtriser ces compétences, elles ne suffisent certainement pas à faire du conservateur un responsable d’équipement culturel. Quant aux compétences financières et administratives, elles sont considérées comme secondaires, la collectivité disposant de services spécialisés. La mission du conservateur n’est pas de savoir négocier un contrat de photocopieurs mais « de se battre tous les jours pour faire tomber les gamins du bon côté ».

Au cœur de l’action publique

Michel Bourumeau devait insister sur la nécessaire insertion du conservateur dans son environnement : les lois de décentralisation et leur cortège de transferts de compétences ont conduit à un changement considérable des métiers territoriaux. L’échelon local a dû s’ouvrir à son environnement et s’adapter à la croissance exponentielle de la demande sociale. Ce mouvement est à l’origine de la réflexion sur le management public territorial, les cadres territoriaux se situant désormais dans un rapport de proximité à l’élu et au public. L’usager est devenu un consommateur exigeant auquel les politiques doivent rendre des comptes.

Le management ne peut se concevoir indépendamment des politiques publiques, les réponses se posant en terme de changement apporté à des situations insatisfaisantes. Le management public a deux ressorts : un ressort politique et stratégique qui organise le système de coopération entre élus et cadres pour coproduire et coréaliser le dispositif local. Et un ressort gestionnaire et opérationnel portant sur la conduite de projets, leur analyse financière et leur évaluation : c’est dans cette dimension que se construisent les processus de travail pour mettre en œuvre les politiques publiques. Le conservateur territorial se situe en chevauchement de ces deux versants du management public. Associé à la définition des orientations en matière de politique culturelle, il fait partie d’un dispositif d’écoute sociale et appartient à une chaîne de commandement complexe. Sur le plan opérationnel, chargé de la fourniture de prestations intellectuelles, il œuvre dans les domaines du marketing de services et du contrôle de gestion. Intervenant dans un processus d’aide à la décision dans les domaines de la lecture, de la jeunesse, de la vie sociale, il constitue l’interface entre la population et la direction générale des services de sa collectivité. Il joue un rôle important à l’extérieur de son établissement au sein d’un réseau, conduit des segments de politique publique avec des partenaires tels que les associations ou les structures intercommunales où se croisent des responsabilités, des compétences et des financements. Le conservateur territorial se situe donc au cœur de l’action publique notamment par sa responsabilité de maintien de la cohésion sociale tout en étant soumis à une obligation de résultat.

Si Michel Bourumeau se satisfait des fondamentaux techniques et scientifiques de la formation initiale des conservateurs, il insiste sur un nécessaire renforcement dans le domaine du management stratégique et de la culture managériale, notamment en matière de management par projet, d’analyse stratégique et d’outils d’aide à la décision.

Prolongeant les réflexions de Michel Bourumeau, un intervenant devait souligner qu’à partir d’un certain niveau de responsabilités, les compétences en management s’avèrent indispensables. Et même qu’à partir d’un certain point, il faut oublier que l’on est spécialiste de sa discipline. Doit-on en conclure que pour diriger une bibliothèque il n’est pas nécessaire d’être bibliothécaire ? Sans pousser le raisonnement aussi loin, Michel Bourumeau devait souligner que les compétences managériales doivent rester intimement liées à une expertise technique, même si des dichotomies de ce type existent dans le secteur culturel, notamment dans le secteur théâtral où coexistent un directeur administratif et un directeur artistique.

Les compétences techniques

Pascal Allard allait nuancer les propos précédents : les savoirs techniques, considérés comme des prérequis par les employeurs, sont loin d’être acquis dans le paysage professionnel extrêmement diversifié de la région Nord-Pas-de-Calais, où l’on voit des bibliothèques dirigées plus souvent par des assistants qualifiés de conservation, des agents du patrimoine, voire des emplois-jeunes, que par des conservateurs. Les attentes des élus portent plutôt sur les technologies de l’information et de la communication et les moyens de réduire l’exclusion et la fracture sociale.

Pour Pascal Allard, les compétences techniques, loin de passer au second plan, devraient au contraire être valorisées par le développement de l’intercommunalité qui suppose la mise en cohérence des réseaux et l’harmonisation des pratiques professionnelles. Face à un élargissement quantitatif et qualitatif des métiers et des publics et au développement des compétences spécialisées des conservateurs, il défend le modèle du bibliothécaire généraliste, à condition qu’il y ait ouverture vers les autres métiers et rejet du repli identitaire.

Si l’attente des élus est apparue assez clairement, qu’attendent en retour les conservateurs de leurs élus ? Au risque d’en choquer quelques-uns, Pascal Allard devait citer des moyens, des objectifs clairs et assumés et surtout que les élus défendent la bibliothèque dans un champ concurrentiel où, pourtant ancrée dans le quotidien, elle n’est pas toujours perçue comme un enjeu réel et ne lutte pas à armes égales avec des équipements plus prestigieux. Les bibliothécaires demandent une reconnaissance de leur rôle, de leurs capacités techniques et scientifiques, et déplorent l’écart qui les sépare des élus, comme si le métier de bibliothécaire n’était pas un métier comme les autres. Un intervenant estima que cette quête de sens et d’objectifs ne trouverait de réponse que lorsque les professionnels auront été sensibilisés aux notions d’évaluation, ce qui leur permettra d’asseoir une pédagogie vis-à-vis des élus. Réfutant le rapport savoir/pouvoir, Michel Bourumeau devait répliquer que nous vivons aujourd’hui dans un système d’une grande complexité qui ne peut se contenter d’une telle vision : la gouvernance d’une collectivité est un collectif intellectuel qui rassemble des élus et des professionnels apportant leur expertise dans la coconstruction des politiques publiques.

Les conclusions de cet atelier sont sans appel : le conservateur de bibliothèque, pour les collectivités territoriales, est avant tout un manager. Également un ingénieur, mais cette compétence technique constitue un prérequis qui va de soi. La dimension de chercheur n’a pas été évoquée un seul instant. Ne conviendrait-il pas toutefois de rappeler que si le conservateur doit être un excellent manager, il demeure aussi (ou d’abord ?) un acteur de la vie intellectuelle. Mais est-il encore un médiateur reconnu de la création artistique ? Est-il, autrement que de manière implicite, l’organisateur de la confrontation des savoirs ?