L'accès au savoir en ligne
Jacques Perriault
En matière de formation, la mode est au e-learning. Finis les coûteux déplacements de salariés hors de leur entreprise, la promiscuité avec d’autres stagiaires, le contact « présentiel » avec des enseignants réels. Place aux formations individualisées, économiques, personnalisées. Internet, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, sera la nouvelle panacée des formations et des formateurs.
Jacques Perriault, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-X, se penche en praticien et en homme d’expérience sur l’histoire de l’accès à distance au savoir, et sur son dernier-né, le e-learning. L’accès au savoir en ligne se propose, non de conforter sans examen les enthousiasmes technologico-éducatifs de l’heure, mais au contraire de les replacer dans l’évolution déjà longue des enseignements à distance.
L’accès au savoir
Dans son introduction, l’auteur précise son objectif : « Comprendre le rôle des réseaux numériques dans l’accès au savoir ». Au-delà des utopies plus ou moins intéressées, les « technologies intellectuelles » peuvent avoir un rôle positif sur l’enseignement. Mais la technique, moins que jamais, n’est neutre. Sa nature et ses contraintes façonnent contenus comme méthodes, parfois pour le meilleur – parfois non. Ainsi, la portée universelle des réseaux numériques permet de remettre en cause la notion même de savoir(s) dans son acception occidentale : « On ne pense pas partout de la même façon. » Même si, finalement, le livre nous en apprend très peu sur ces autres manières, il a au moins le mérite de rappeler cette évidence.
« Internet apparaît comme un nouvel avatar d’une très longue histoire », précise d’emblée Jacques Perriault. Sans remonter à l’imagerie médiévale, l’invention, à la fin du XIXe siècle, du cinéma, et son utilisation rapidement éducative, tout comme l’installation des premiers réseaux câblés, posent les bases des caractéristiques de ces nouveaux outils. Ainsi, le vecteur technologique oblige à « apprendre à apprendre », c’est-à-dire à maîtriser l’outil, avant de s’intéresser à ce qu’il transmet. Cette contrainte est tout particulièrement vraie dans le cas des réseaux numériques. Ceux-ci, souligne l’auteur, sont une invention purement occidentale. Du coup, « l’offre de savoir en ligne se présente aujourd’hui comme une institution de la pensée et de l’industrie occidentale » : cela paraît contradictoire avec l’intention initiale et (on l’espère du moins) un peu réducteur.
L’offre de savoir en ligne
Examinant ensuite « les différentes composantes de l’offre de savoir en ligne », l’auteur montre que, après trente années d’effort consacrées à mettre au point des langages de description et donc d’interrogation des documents très performants, on se rend compte que « de tels langages… sont restés lettre morte ». Les usagers ne les connaissent ni ne les utilisent, et s’en remettent, dans les cas difficiles… aux « moteurs de recherche humains », expression juste sur le fond mais qu’on s’accordera à trouver abominable sur la forme.
Cette faillite conduit à plusieurs remises en cause, et à de nouvelles approches : la mise en place de services de questions/réponses à distance par les bibliothèques, l’expérimentation de nouveaux modes de présentation du savoir, et le développement des « bases de connaissance » dans le sillage du knowledge management qui, nous dit-on, serait le nouvel avenir de la documentation. « On a, dit l’auteur, réintroduit en force les relations humaines dans le partage et la mémoire des connaissances et des compétences de l’entreprise » : le « reflux du tout informatique » ? La question peut sembler paradoxale, elle invite en tout cas à la prudence quant aux futurs en la matière.
Le chapitre consacré à « Formation à distance et universités virtuelles » est incontestablement le plus riche du livre. La formation à distance est née, en France, vers 1920, mais l’auteur se concentre sur les quinze dernières années. C’est que, avec l’arrivée d’Internet, on a assisté à « l’explosion de l’offre d’apprentissages en ligne, suivie d’une sensible rétraction ». Même si on peut regretter que Jacques Perriault, pour son analyse, s’appuie un peu trop sur les articles de journaux et les ronflants, mais un peu creux, communiqués officiels d’usage dans l’Université, il montre bien que le monde de l’enseignement à distance s’est approprié « les nouvelles technologies positivement, mais sans outrance ».
Quant au e-learning, quatre années (1997-2001) suffisent pour passer de l’euphorie dictatoriale des débuts aux plus cruelles désillusions. Le e-learning est destiné, dans un premier temps, à supplanter définitivement le « présentiel » : on se souvient que, déjà, l’introduction de cours audiovisuels dans les écoles devait supprimer la nécessité des enseignants. Mais, en 2001, « la bulle éclate », et il n’en reste pas grand-chose, ce que l’auteur résume dans un magnifique euphémisme : « Les universités virtuelles n’ont pas montré de quelconque évolution vers des organisations apprenantes qui donneraient un sens nouveau à l’acquisition des connaissances. » Dont acte.
Pour tempérer un peu ces pessimismes, le chapitre suivant montre que, en matière d’apprentissages spontanés, Internet a grandement contribué à moderniser et à faciliter l’enseignement à distance. À partir d’entretiens (dont il faut bien sûr se défier de la valeur « exemplaire ») avec des personnes impliquées dans l’accès individuel au savoir en ligne, le livre montre que, en ce domaine, de nouvelles possibilités ont été offertes – et utilisées.
De nouvelles opportunités
Ces nouvelles opportunités supposent malgré tout des compétences spécifiques, bien différentes et souvent plus complexes que celles mises en œuvre « en présentiel » : compétences techniques, mais aussi compétences cognitives liées à la nature du média. Les difficultés de la lecture sur écran comme les pertes de repères de temps et d’espace induites par la granularité de l’information et du savoir sont à prendre en compte tant dans la conception des supports que dans les moyens de leur apprentissage.
Le dernier chapitre, « Politiques publiques », est certainement le moins convaincant de L’accès au savoir en ligne. S’appuyant sur un certain nombre d’exemples (mais pourquoi ceux-là ?), Jacques Perriault détaille les tenants politiques, économiques, sociaux, de quelques projets remarquables. On a souvent l’impression qu’il s’agit de « fusil[s] à un coup », parfois sans lendemain. Dans un tel contexte, appeler, comme le fait l’auteur, à une politique volontariste de la puissance publique quant à l’accès au savoir en ligne laisse pour le moins perplexe.
En conclusion, Jacques Perriault rappelle que, pour l’instant, les « standardisations en cours en matière d’apprentissage en ligne » privilégient outrageusement le modèle occidental, et qu’il faudrait prendre en compte d’autres voies culturelles, d’autres approches méthodologiques ou mentales. Mais il se garde bien de prédictions radieuses ou concrètes, reprenant à son compte l’adage soufi utilisé dans le cours du livre : « L’homme ne sait pas où il va, mais il y va. » Entre Pierre Dac et sagesse orientale, on ne saurait mieux dire.