La littérature dès l'alphabet
Cet ouvrage, dirigé par Henriette Zoughebi, chargée de la littérature à la « Mission arts et culture » du ministère de l’Éducation nationale, est composé d’une trentaine d’interventions autour de la littérature jeunesse : on y trouve des contributions-témoignages, des contributions tournant autour de la littérature jeunesse et de la lecture des enfants, et, enfin (et ce sont peut-être les plus nombreuses), des contributions soutenant l’introduction de la littérature jeunesse au cycle 3 de l’école élémentaire 1 : « Le programme de littérature du cycle 3 vise à donner à chaque élève un répertoire de références appropriées à son âge et puisées dans la littérature de jeunesse, qu’il s’agisse de son riche patrimoine ou de la production toujours renouvelée qui la caractérise. Il permet ainsi que se constitue une culture commune susceptible d’être partagée, y compris entre générations. L’objectif est de faire de chaque enfant un lecteur assidu. » (Qu’apprend-on à l’école élémentaire ? Les nouveaux programmes, CNDP-XO Éditions, 2002).
Si certains textes suscitent évidemment l’intérêt, ceux, par exemple, d’Evelio Cabrejo-Parra, de Michèle Petit, d’Anne-Marie Chartier ou de Pierre Bergounioux, la visée même de cette publication en constitue les limites. Encadré par deux interventions d’Henriette Zoughebi, l’avant-propos où elle annonce que « trente auteurs, écrivains, poètes, artistes […] nous livrent leur enthousiasme pour l’entrée de la littérature à l’école », et « Est-ce qu’imaginer s’apprend ? », où elle explicite les critères et objectifs du choix des titres figurant dans la fameuse (et controversée) « liste des 180 », l’ouvrage aurait probablement gagné en richesse et, même en efficacité, à accepter des regards différents, décalés, voire hostiles, à l’entrée de la littérature jeunesse non pas à l’école, raccourci fréquent mais faux (puisqu’il y a longtemps que la littérature jeunesse est entrée à l’école), mais à l’école comme discipline inscrite dans les programmes – où elle devient, donc, objet d’enseignement (de didactique) et d’évaluation (de contrôle).
Outre cette « liste des 180 », dont Xavier Darcos, ministre délégué à l’enseignement scolaire, annonce d’ailleurs l’abandon (Livres Hebdo, 10 janvier 2003), il aurait été utile et intéressant de discuter des objectifs de cette introduction. Car, à lire les différentes contributions, on soupçonne une certaine diversité sur ce point : « ouvrir la littérature aux petits enfants ou les petits enfants à la littérature » (P. Bergounioux), « préparer à la lecture de textes complexes » (P. Joutard), « introduire les élèves aux grandes références du patrimoine littéraire » (P. Joutard), « apprendre à lire de la littérature dès le plus jeune âge » (A. Armand), « permettre à chaque enfant de forger son parcours de lecteur » (H. Zoughebi), « faciliter la rencontre avec la diversité des livres » (H. Zoughebi), « constituer des références culturelles sur lesquelles vont se construire des savoirs élaborés » (H. Zoughebi), etc. Transmission d’un patrimoine, encouragement à la lecture, soutien à la création de qualité, constitution d’une culture commune, apprentissage du débat : cette nouvelle discipline est supposée répondre à tous ces objectifs.
La perplexité qui naît de ce projet polysémique est visiblement partagée par certains auteurs mêmes, comme Florence Delay, plaidant (c’est ce que je crois comprendre) pour que la littérature à l’école élémentaire y soit mieux traitée qu’au lycée. On aurait aimé, en effet, que cet ouvrage n’esquive pas angéliquement les heurs et malheurs, les effets pervers, l’ennui, l’incompréhension, l’instrumentalisation ou la scolarisation que s’infligent mutuellement la littérature, les enseignants et les élèves.
En somme, on aurait aimé qu’après le « Il faut déscolariser la lecture ! » des années 1970, on nous explique pourquoi et comment, aujourd’hui, la scolariser.